« Les jardins d’Adonis » Tentative de Synthèse et d’Appropriation du livre de Marcel Détienne commenté par Jean-Pierre Vernant.

« Les jardins d’Adonis » Tentative de Synthèse et d’Appropriation du livre de Marcel Détienne commenté par Jean-Pierre Vernant.

Cyrille Bonamy

Collège de Psychologie Analytique, psychanalyse jungienne

Paul Ricoeur parlait en ces termes de la mythologie : « Le rêve est à la mythologie privée du dormeur ce que le mythe est au rêve éveillé des peuples. » Le livre de Marcel Détienne en nous faisant plonger dans la complexité du mythe de Mirrha prend à bras le corps cette dimension collective, sociétale, du mythe. 

 

Myrrha était la fille de Theias roi d’Assyrie et elle avait obstinément exclu de sa vie toute relation sexuelle avec un homme. Aphrodite s’en trouvant offensée l’en a puni par un désir sexuel effréné pour son propre père, Theias. Par ruse, Myrrha parvint à consommer cet acte incestueux, mais à son décours son père devenu furieux la poursuivit pour la tuer. In extremis elle n’est sauvée que par sa transformation en un « arbre de myrrhe ». Mais de l’union incestueuse, neuf mois plus tard, naquit, émergeant de l’arbre, le « bel » Adonis, si beau que deux déesses en furent éprises et se disputèrent ses charmes, Aphrodite et Perséphone.

 

Ce récit mythologique conduit à se questionner : quel en est le sens ? Pourquoi un être né d’un inceste, un acte universellement interdit, s’avère-t-il être caractérisé par sa beauté-même ? 

Il était en effet si beau, qu’à peine né, Aphrodite, immédiatement sous son charme, l’enferma dans un coffre pour le dérober à la vue des dieux et le confia à Perséphone, la femme d’Hadès, donc caché dans le monde souterrain. Mais celle-ci, à peine l’eut elle vu qu’elle-aussi séduite, refusa de le restituer à Aphrodite. Zeus dût intervenir dans la querelle qui s’en suivit pour les départager, et curieusement ce qu’il départagea fut le temps et les lieux : Il divisa l’année en trois parts : Adonis devrait passer un tiers de l’année avec Aphrodite sur terre, un tiers avec Perséphone sous terre, et le dernier tiers pour lui-même sans elles. Ce dernier tiers, Adonis ne fut pas capable de le respecter, trop épris lui-même d’Aphrodite. Ce n’était pourtant qu’un simple adolescent ; il était donc hypersexué avant l’heure qui eût dû être la sienne, celle d’un homme mûr.

 

D’ailleurs la mort l’emporte avant qu’il ne soit mature. Passionné de chasse, domaine d’Artémis, la vierge sauvage et non mariée, il se confronte sans prudence ni modération aux bêtes sauvages. Un sanglier le blesse et bien qu’Aphrodite ait tenté de le sauver en le cachant dans une ... laitue ( ? ! ), le sanglier le met à mort.

Toutes ces bizarreries relancent nos interrogations. Quel sens recèle cette histoire ? En quoi irriguait-elle la vie des Athéniens du Vème et IVème siècle BC ? 

 

Marcel Détienne se tourne donc vers l’organisation sociale des Grecs de cette époque, et y  découvre deux fêtes en rapport direct avec ce récit mythologique, l’une sous le signe d’Adonis, les Adonies, l’autre sous le signe de Déméter (la mère de Perséphone), les Thesmophories. Les deux sont en tout point diamétralement opposées : les Adonies étaient célébrées en été, en juillet, en pleine chaleur. Les femmes se réunissaient entre elles, dans leur lieu privé et sur le toit de leurs maisons, elles se coiffaient de couronnes d’aromates et pleuraient ensemble le bel Adonis, comme Sapho à Lesbos « oh, Adonis, Adonis pourquoi as-tu disparu ?! ». Elles invitaient alors tous leurs amants et, à la belle étoile, se livraient lascivement à leurs ardeurs sexuelles. 

 

La fête des Thesmophories, au contraire se déroulaient en hiver, et, là, ce sont les femmes mariées qui se retrouvaient entre elles et cette fois sans aucun homme. Elles jeunaient pendant toute la semaine de fête, et n’avaient aucun rapport sexuel, demeurant assises par terre à même le sol froid et humide. C’était une célébration de deuil, celui de Déméter pleurant sa fille. Les semences des céréales ( domaine de Déméter) étaient mises en terre comme un enterrement, en cette saison où l’on faisait disparaître les graines dans la matrice humide et froide de la terre.

Les saisons, le froid humide de l’hiver, le chaud sec de l’été, les aromates, les céréales, la laitue, les femmes mariées aux Thesmophories, les femmes légères aux Adonies, sexe sur le toit et mort dans la laitue, se lève dans cette histoire de Myrrha et son fils Adonis un réseau d’images, de récits mythologiques, de pratiques sociales et religieuses qui dessinent tout un ensemble anthropologique qu’il faut aller scruter en quête de son sens.

 

La différence humain/divin et les sacrifices

 

Puisque tout est venu de Myrrha, voyons la myrrhe, aromate dont la valeur et la fonction renvoient aux pratiques alimentaires des Grecs, donc aux sacrifices et donc aux différents types de relation entre les hommes et les dieux

 

La fuite de Myrrha devant son père, neuf mois entiers, la mène depuis Chypre à travers l’Arabie couvertes de palmiers, jusqu’au pays de Saba où s’opère sa transformation en arbre. Pour la pensée grecque ce sont vers ces pays que poussent les aromates : l’encens, la myrrhe, la cassia, le cinnamone, et le ladanum, sachant que les naturalistes anciens avaient tendance à les confondre les uns avec les autres ; en particulier la myrrhe et l’encens dont ils ne faisaient qu’un et à travers lesquels se dessinait un modèle mythique des aromates et des parfums. 

 

Leur récolte et leur commerce était codé rituellement. Il fallait les recueillir «  au lever du Chien, au moment de la chaleur la plus étouffante », sous le signe de Sirius, métaphore du feu solaire, étoile la plus brillante de la constellation du chien. Son apparition le 27 juillet quelques instants avant le lever du soleil ouvre chaque année le temps caniculaire, période où le Feu du soleil se rapproche le plus dangereusement de la Terre. Produits de Sirius, les aromates ne peuvent pas pousser en n’importe quelle partie de la Terre, mais en Arabie, terre brûlée par un soleil desséchant. Leur bonne odeur résulte de la coction (pepsis) des humeurs par la chaleur. (Par exemple, on disait de la bouche du Grand Alexandre et de son corps qu’ils sentaient bon parce qu’ils étaient de nature ignée). En effet le Soleil aspire l’humidité qui séjourne dans le corps comme un principe de corruption. « Les régions les plus chaudes et les plus sèches de la terre sont celles qui produisent l’encens et le cinnamone. Théophraste attribue leur bonne odeur à une sorte de coction des matières aqueuses, lorsque le principe humide qui est funeste a été évacué sous l’effet de la chaleur ». (Questions de table de Plutarque).

 

Toutes ces représentations sont construites sur l’opposition de deux notions complémentaires : 

 

d’un côté le froid, l’humide, le principe de corruption, les odeurs putrides, l’éloignement du feu solaire ; de l’autre, le chaud, le sec, le principe d’incorruptibilité, les odeurs parfumées, la proximité du feu céleste. 

C’est en terme de coction et de cuisson que se laissent définir les uns par rapport aux autres les différents produits naturels, depuis l’herbe sauvage jusqu’aux plantes parfumées, en passant par les fruits et les plantes cultivées. La véritable plante sauvage se révèle triplement crue : rebelle à la coction interne, elle ne supporte ni la culture, ni la cuisson alimentaire. Réciproquement la plante parfaitement cultivée connaît en principe trois degrés de cuisson : la coction interne, la cuisson de la culture et enfin la préparation culinaire. Au milieu, à bonne distance du feu solaire, se placent les plantes alimentaires dans lesquelles s’équilibrent le sec et l’humide : ce sont les céréales et les fruits. Ainsi le fruit de la vigne : tantôt nourriture humide et rafraîchissante, premier raisin de début juillet, tantôt boisson fermentée de nature ignée d’un raisin davantage mûri, vendangé après la Canicule.

 

Par-delà les fruits, s’ouvre le domaine des plantes aromatiques dont la proximité du soleil dessèche les produits au point de les consumer. C’est ainsi que l’arbre à myrrhe et l’arbre à encens doivent être incisés au lever héliaque de la constellation du chien, en ce temps de l’année où le soleil est le plus étroitement conjoint à la terre la plus sèche, parce que les substances desséchées produites sur une terre brûlée par le feu solaire sont alors mûres et à point .

 

La cueillettes des aromates est tout sauf simple et, si l’on en suit les récits mythiques, elle fait intervenir des oiseaux et ceux-ci sont très opposés, comme l’aigle et le vautour qu’il faut utiliser ou dont il faut se défendre lors de la cueillette. Ces deux oiseaux des grandes hauteurs sont en opposition tranchée. L’aigle est un animal proche du soleil, oiseau de l’empyrée, il ne touche jamais à un cadavre sinon celui d’un animal qu’il vient de tuer. Le contact des aromates lui sont un remède aussi efficace que le feu solaire et, lorsqu’il vieillit,  il retrouve grâce à eux le lustre de ses plumes, la myrrhe les restaure et les fait renaître. Au contraire, lorsque ses plumes sont au contact de celles d’autres oiseaux, ceux-ci les font dépérir en les réduisant en pourriture, façon de marquer la distance inconciliable entre l’oiseau proche des dieux et les autres. Avec les  vautours, tout se joue de manière inverse. Ils « s’éjouissent à l’odeur putride des cadavres, ils haïssent tellement les parfums (mura) que jamais ils ne toucheraient à une bête crevée dont les chairs seraient couvertes d’aromates » (Denis le Périégète, traité d’ornithologie). Leur horreur des parfums qui les tueraient instantanément est symétrique de leur passion pour la pourriture qui leur procure vie et force. La combustion de leurs plumes dégage une odeur assez répugnante pour attirer les reptiles et les faire sortir de leurs trous. On voit ainsi qu’aux plumes de myrrhe dont l’aigle est revêtu répond le plumage pourri du vautour : le vautour est un aigle inversé.

 

Cette relation entre les deux rapaces trouve à se confirmer dans les représentations de deux autres animaux : le serpent et l’escarbot. Le serpent raffole de l’odeur du vautour et déteste violemment l’aigle qui le lui rend bien. L’aigle se nourrit de serpents (Aristote) , et le serpent des œufs de l’aigle (Pline). L’escarbot ou scarabée boursier, insecte à ailes membraneuses, est contigu des ordures et des excréments, il ne supporte pas l’odeur de la myrrhe et se pose en rival et ennemi de l’aigle. C’est un vautour chtonien. (Cf comédie d’Aristophane.)

 

Autres aromates, la Cassia et le cinnamone sont des produits rares dont la récolte, difficile, exige des procédés qui sont à mi-chemin entre la chasse et la cueillette. Le cinnamone s’obtient par la médiation des grands oiseaux qu’il faut appâter (l’aigle), tandis que la cassia doit être disputé à des chauves-souris dont il faut se protéger. L’une et l’autre s’opposent ainsi par une série de points : l’eau et l’air, l’En Haut et l’En Bas, oiseau divin, oiseau chtonien, montagne et lac. La cassia pousse dans un lac, peu profond, eau d’En Bas. Le cinnamone est aérien, c’est un matériau utilisé par les oiseaux de grande taille pour construire leur nid au sommet de montagnes escarpées. Pour obtenir les aromates, ce sera tantôt pour la cassia dans le monde humide d’en bas par des hommes recouverts de peaux de bœuf en guise de cuirasse pour se protéger des chauves-souris et des serpents ailés, tantôt, au contraire, pour le cinnamone ramassé au pied de rochers escarpés quand des aigles, dont les nids sont faits de cinnamone, se laissent tenter par des quartiers de viande si gros et si lourds que, transportés dans leurs aires, ils provoquent l’effondrement de ces précieuses constructions. Récits en symétrie inversée dont les croyances grecques sur le Phoenix, « oiseau des aromates », opèrent la synthèse des deux aspects. Il est au-delà de l’aigle, tout proche du soleil, mais lorsqu’il faut renaître de ses cendres, c’est sous la forme d’une larve, d’un ver de pourriture, logé au-dessous du serpent, au plus près de la terre et des eaux.

 

Nés d’une conjonction exceptionnelle de la terre et du feu solaire, les aromates sont un don de la nature sauvage dont les hommes s’assurent la possession par des procédés destinés à médiatiser le proche et le lointain, et à relier le haut et le bas. Ils remplissent une triple fonction : condimentaire, cultuelle et érotique. 

De nombreuses espèces aromatiques servent d’épices dans les préparations des anciens Grecs. Pour l’encens et la myrrhe ils sont utilisés soit en parfums et en onguents soit lors des pratiques sacrificielles imposées par le culte des puissances divines. L’encens dans le mythe raconté par Ovide conjoint l’En Haut et l’En Bas :

 

Aphrodite se vengeant de Soleil qui a révélé publiquement ses amours illégitimes le rend amoureux de Leucothoé, fille du roi des Perses qui règne sur le pays des aromates. Celui-ci furieux que Soleil ait couché avec sa fille, la soustrait au dieu en enfouissant celle-ci dans une fosse qu’il fait remplir de sable. Quand Soleil la dégage, il est trop tard, ses rayons sont impuissants à réchauffer la jeune-fille. Alors Soleil répand sur son corps un nectar odorant en lui promettant : « malgré tout, tu monteras au ciel ». Aussitôt, imprégnée de nectar divin, le corps se dissout, emplit la terre de son parfum, et à travers la glèbe où elle a poussé ses racines, surgit une tige d’encens dont la pointe brise le tombeau ! Métamorphose d’un corps promis à la pourriture en son contraire, une plante aromatique, dont le produit, né du soleil et destiné à le rejoindre, permet à un amant et à une maîtresse de se retrouver, plus étroitement unis qu’auparavant. Désormais les aromates se trouvent investis du privilège de conjoindre l’En Haut et l’En Bas.

En établissant entre les hommes et les dieux une communication verticale, le parfum des aromates consumés sur les autels jouent un rôle analogue à celui que remplit la fumée odorante des graisses brûlées en l’honneur des Olympiens.

 

Prométhée est responsable du premier partage et de la séparation initiale entre les dieux et les hommes. Il a mis fin à l’âge d’or des humains du jour où il a distribué les parts de la première victime animale ; il a fixé le régime alimentaire qui différencie les hommes et les dieux. Pour les premiers qu’il souhaitait avantager, le Titan a réservé la plus belle part, toute la viande de l’énorme bœuf, ne laissant aux seconds que le fumet des graisses brûlées et l’odeur des viandes grillées. En procédant à ce partage inégal, Prométhée, à son insu, reconnaissait à l’espèce humaine un besoin vital de manger de la viande. Il accomplissait la volonté de Zeus qui condamnait les hommes à souffrir de la faim et à connaître la mort. Réciproquement, en ne laissant aux Olympiens qu’os et graisse, odeurs et fumées, le premier sacrificateur consacrait la supériorité des Immortels sur leurs partenaires humains. Faim et Mort sont frères jumeaux, voilà pour les humains ! Les dieux quant à eux, manifestent leur condition surnaturelle en se réservant les super nourritures inaccessibles aux êtres de chair et de sang qui ne peuvent pas plus se nourrir de la seule odeur des viandes que se contenter pour vivre des parfums de la myrrhe et de l’encens. 

 

L’offrande des fumigations d’encens et de myrrhe ouvre le rituel du sacrifice sanglant : « Les aromates visent à attirer les dieux », ils établissent une communication entre deux mondes nécessairement séparés l’un de l’autre. Toutes les représentations des cultes aux puissances divines soulignent l’importance des notions de fumée et d’odeur. Thuo, thusia, thuos, tous ces mots du vocabulaire technique du sacrifice sont dérivés de la même racine Thu pour signifier que Thumian, la fumée, est le principe et le fondement de l’acte sacrificiel, elle signifie la verticalité de la communication entre les deux mondes.

 

Se sont opposés en Grèce deux mouvements pythagoriciens (580 BC), l’un et l’autre très minoritaires, mais dont l’opposition renseigne sur un système de valeurs véhiculé par un certain mode de communication entre les dieux et les hommes. D’un côté les végétariens visant le retour à l’âge d’or rompu par Prométhée, ascètes refusant tout alimentation carnée et tout sacrifice animal qu’ils associaient à un meurtre, et vivant de manière sectaire retirés des affaires de la cité. De l’autre les carnivores, engagés politiquement dans la cité et visant à la réformer, et pratiquant les sacrifices animaux. Les premiers rejetaient la répartition première qui définit la condition humaine comme séparée de la condition divine et prétendaient manger comme les dieux, ce que traduisaient leurs sacrifices : blé, orge, millet et gâteaux de pâte simplement déposés sur l’autel sans être brûlés, aromates au contraire consumés par le feu. Ces aliments, produits spontanés de la terre, sont cependant, comme on l’a vu, des nourritures « cuites » que les hommes peuvent consommer directement sans les soumettre à l’action du feu, donc des nourritures que les hommes consommaient à parts égales avec les dieux. Les aromates par l’euodia, la bonne odeur, sont un trait spécifique du domaine des dieux, un signe de leur constitution surnaturelle. Les parfums les plus délicieux émanent des puissances de vie qui habitent l’Olympe, tandis qu’inversement les puissances de mort exhalent une odeur nauséabonde comme les Harpyes associées aux vautours. Lors du sacrifice, en faisant monter la fumée de la myrrhe et de l’encens, on retourne vers les Olympiens les substances qui sont apparentées de manière intime aux puissances d’en haut. Une fois consumés dans les flammes, la fumée des aromates appartient aux dieux sans partage. Alors que l’odeur des viandes grillées apparaît comme le signe le plus sensible de l’état de partage originel et son trajet vertical la distance qui sépare le monde des hommes de celui des dieux, les fumigations d’encens et de myrrhe représentent pour les pythagoriciens un type de sacrifice où ces super nourritures établissent entre les hommes et les dieux une authentique commensalité, prélude à un retour à l’âge d’or.

 

À ces super nourritures aromatiques s’oppose le fruit d’une plante légumineuse : la fève. Les pythagoriciens en éprouvent une véritable horreur. La première raison est botanique : la tige de la plante est dépourvue de nœuds, c’est donc une communication entre le monde des hommes et le monde de l’Hadès. « Elles servent de point d’appui et d’échelle aux âmes des hommes pleins de vigueur pour remonter de l’Hadès à la lumière » Les fèves à la tige creuse servent continument de passage où s’opèrent les échanges entre les vivants et les morts, instrument de métensomatose et du cycle des naissances. Une fève enfermée dans une marmite et mise en terre ou sous une couche de fumier, au bout de quelques jours, environ 90, est spontanément remplacée par une tête d’enfant ou un sexe féminin ou encore du sang. Pour les Pythagoriciens, les fèves sont semblables aux organes sexuels. « Dans la confusion qui régnait au début et à l’origine de tout, quand beaucoup de choses étaient mêlées dans la terre, en germination et en putréfaction (...) alors de la même décomposition l’homme se forma et la fève grandit. »

 

Le système alimentaire des Pythagoriciens est construit sur l’écart entre deux termes, deux pôles qui s’opposent entre eux : le positif représenté par les aromates, le négatif par la fève. Avec sa tige sans nœud la fève établit la même communication avec le monde d’en bas que les aromates avec l’en haut et le monde des dieux. La fève appartient à l’ordre du pourri, aussi nettement que les aromates font partie de l’ordre du sec et du brûlé. À l’antipode de la pourriture chtonienne représentée par la fève, encens et myrrhe ont le privilège, en qualité de super nourritures, de conjoindre hommes et dieux sous le signe de la commensalité retrouvée.

 

La différence des sexes

 

De la même manière, les aromates transmutés en onguents et en parfums ont la même vertu que la myrrhe et l’encens brûlés en l’honneur des dieux, mais cette fois sur un plan horizontal et à des fins érotiques, ils permettent d’unir des êtres normalement disjoints par la puissance de leur parfum

Récit d’Apulé : Pamphilée se meurt d’amour pour un jeune homme d’une grande beauté. Elle décide de revêtir un plumage d’oiseau pour prendre son vol vers l’objet de son désir. « Après s’être complètement dévêtue, elle ouvre un coffret (...) en tire un onguent parfumé dont elle s’oint tout le corps en se frottant longuement, du bout des ongles au sommet de la tête (...) Elle agite ses membres de façon saccadée. Tandis qu’ils battent l’air doucement (...) Pamphilée prend la forme d’un hibou et bientôt s’élance dans les airs, s’éloignant à tire d’aile. » Magie d’un onguent !

Platon dans la République : La seule évocation des aromates entraîne avec elle tout le cortège des images du luxe et de la mollesse : les robes traînantes, les mets délicats, les couronnes de fleurs, les courtisanes et les filles de joie, bref toutes les délicatesses de la vie à la mode perse comme se l’imaginaient les Grecs. Les plaisirs dissolus sont inséparables des nuages d’encens et des parfums odorants. Hedné, plaisir sensuel, ainsi se présente Aphrodite au jugement de Pâris, « toute fière de la puissance du désir. »

 

Mais cette Aphrodite parfumée ne patronne pas la seule lascivité et les hétaïres, les courtisanes quand « les cheveux et les seins inondés de parfums, elles pourraient éveiller le désir d’un vieillard. » Elle est aussi la protectrice du mariage aux côtés d’Héra et de Déméter, parce que c’est cette part de désir sexuel et de plaisir amoureux (aphrodisia) qui permet au mariage de s’accomplir. Aromates et parfums sont d’un emploi rituel pour les nouveaux mariés. Les femmes frottent la mariée d’onguents et laissent couler sur elle goutte à goutte les parfums les plus précieux, le marié l’attend paré de vêtements blancs, couronné de fleurs de pourpre et couvert de myrrhe. Le parfum des aromates s’exhale ainsi de leurs corps et son odeur est le signe efficace de l’attirance qui les porte irrésistiblement l’un vers l’autre.

 

Plutarque remarque que les hommes ne consentent à coucher avec leurs femmes que si elles viennent vers eux couvertes de parfum et saupoudrée d’aromates.

Dans Lysistrata d’Aristophane, les femmes ont décidé de contraindre leurs maris à mettre un terme à la guerre en se refusant à eux. Une certaine Myrrhina se charge d’en faire la démonstration. Elle feint de se rendre aux désirs de son époux, Petit-Myrte se laisse entraîner dans la caverne du dieu Pan qui jouxte l’Acropole, elle trouve mille prétextes pour retarder le temps des étreintes, enfin, au moment de dénuder ses seins, Myrrhina s’avise qu’ils ont tous deux omis de se frotter de parfums. Malgré les protestations de son époux , elle court chercher un flacon de baume dont elle se frictionne soigneusement après avoir enjoint à son mari d’en faire autant. Au moment où, consumé de désir, le malheureux croit tenir sa femme dans ses bras, Myrrhina s’éclipse et cette fois sans retour.

Le nom « Petit-Myrte » est riche en consonances érotiques, ce sont avec les branches de cet arbrisseau aromatique que sont tressées les couronnes des nouveaux mariés. Cette plante consacrée à Aphrodite sert aussi à désigner soit le clitoris, soit le sexe de la femme. Le parfum dont s’inonde Mirrhina est une forme extrême de séduction qui émane d’une femme tout entière vouée à Aphrodite.

De Myrrhina à Myrrha la distance est d’autant moins grande qu’une version du mythe raconte la métamorphose de Myrrha non en arbre de myrrhe mais en pousse de myrthe. Adonis, lui, est à la fois amant et parfum : « mon parfum, mon tendre Adonis » dit une courtisane sur un épigramme. La passion d’Aphrodite pour le fils de Myrrha est provoquée par le suc de l’arbre à myrrhe, un suc qui rend ardent et brûlant. Fils de Myrrha en même temps que produit de l’arbre à myrrhe, Adonis est amant et parfum au sens propre comme au figuré.

 

Le mythe de Myrrha est donc celui de la séduction et ce de façon double : celle de Myrrha et celle de son fils. La première partie s’inscrit dans la problématique du mariage : Myrrha refuse tous les prétendants qu’on lui présente, elle veut rester dans le domaine d’Artémis, antérieur aux pulsions  sexuelles, elle refuse le statut conjugal, c’est à dire l’alliance entre homme et femme à la juste distance. Pour avoir rejeté le mariage et refusé la part d’Aphrodite inséparable de la condition féminine, Myrrha est condamnée, poussée à séduire le seul homme qu’elle ne peut normalement et légitimement convoiter. Myrrha est dans cet entre-deux : tantôt dégoutée des prétendants, tantôt saisie du désir effréné de l’union sexuelle avec son père. Cette séduction conjoint deux êtres qui sous l’apparence de la proximité sont tenus les plus éloignés par l’ordre social.

 

Adonis, lui, est la séduction à l’état pur, il déclenche chez Aphrodite, et chez Perséphone ensuite, un désir possessif exclusif d’une maîtresse pour son amant. Comme dans l’histoire de Myrrha, Adonis conjoint des termes normalement disjoints : une maîtresse d’en haut, une maîtresse d’en bas. Les Adonies, parties de plaisir entre amants, ivresse des courtisanes, repas fins, propos obscènes, dévergondage des dévotes d’Adonis se chargent d’une valeur quasi rituelle, tout comme les fumigations d’aromates qui sont faites à la même occasion en l’honneur de l’amant d’Aphrodite.

 

Adonis est l’antithèse du héros chasseur qui, triomphant de l’animal, est auréolé de ses vertus, l’audace et le courage du sanglier furieux. Adonis séducteur, tourné vers le monde des femmes et du plaisir, attaché à ses maîtresses par le lien excessif d’une « passion sans pudeur », est exclu du monde de la guerre et de la chasse. Le sanglier tient le rôle du chasseur et Adonis de victime piteuse et pitoyable achevée dans une laitue.

 

La laitue est un « mangeur de cadavre » (Comédie d’Euboulos, Les Impuissants). « Son suc est utile à ceux qui ont des pertes séminales dans leur sommeil et elle distrait des rapports amoureux » (Dioscoride, De materia medica) « Un petit bravo pour les laitues, que puisse la male mort atteindre. Qu’en mange un homme au-dessous de 60 ans, et lorsqu’il prendra la compagnie d’une femme, il se retournera bien toute la nuit sans arriver à faire rien de ce qu’il veut » L’image d’Adonis caché dans une laitue est une manière allégorique de dire l’impuissance produite par l’usage continuel de ce légume. Celui-ci est deux fois mangeur de cadavres : d’une part plante de nature froide et humide qui se situe du côté de ce qui est promis à la mort et à la putréfaction, d’autre part elle met un terme à la puissance sexuelle des hommes. Pour l’amant d’Aphrodite, la mort coïncide avec l’impuissance. La myrrhe et la laitue limitent l’existence d’Adonis, le séducteur, dans une opposition radicale. L’une, la myrrhe, peut éveiller les désirs d’un vieillard et conférer une surpuissance sexuelle et vitale, l’autre, la laitue, peut éteindre ceux des jeunes amants, équivalent de la mort.

 

Le mythe de Phaon met en exergue la capacité de la laitue d’inverser les valeurs de la myrrhe, brisant séduction et puissance sexuelle. Phaon était un vieillard qui faisait le passeur dans un détroit de mer et qui par générosité ne faisait pas payer ceux qui n’en avait pas les moyens. Aphrodite prenant l’apparence d’une femme âgée fit la traversée et, comme elle s’enquérait de ce qu’elle lui devait, Phaon déclina tout salaire. Pour le remercier, Aphrodite le transforma en beau jeune homme et lui donna un alabastron. Ce vase contenait un parfum qui rendit amoureuses toutes les femmes qu’il faisait traverser. Menacé de mort par des maris jaloux, Phaon fut caché par Aphrodite dans... un carré de laitues. Le malheureux connut alors le même sort qu’Adonis : voué aux laitues, il devint impuissant. Dans l’un et l’autre mythe, la même plante, la laitue, inverse le parfum et la séduction ; les deux séducteurs suivent le même itinéraire : de la surpuissance à l’impuissance, des aromates à la laitue.

 

Se rattachent au mythe d’Adonis, les aventures de la menthe et le rôle de Perséphone. Mintha était l’amante d’Hadès et quand celui-ci amena Perséphone pour en faire son épouse légitime, elle proféra des cris épouvantables et des menaces qui suscitèrent la colère de Déméter, mère de Perséphone. Mintha disait qu’elle était plus belle que Perséphone et qu’elle la chasserait du palais d’Hadès. Elle n’eut pas le temps de mettre ses menaces à exécution qu’Hadès lui accorda d’être transformée en plante odoriférante, la menthe. Dans la Tryphilie se dresse un mont Minthé sur lequel se dresse un des très rares téménos d’Hadès, flanqué d’un bois sacré de Déméter. Espèce aromatique de la « bonne bouche », de la famille des Labiées, la menthe poivrée est un condiment qui relève divers aliment. Elle est de nature « échauffante » et excitante, incitant aux plaisirs amoureux. Mais cet aphrodisiaque se double de rendre les femmes stériles. Appliquée avant le coït, elle empêche les femmes de concevoir et s’oppose à la génération en coagulant le sperme. C’est donc une plante chtonienne, un végétal de nature infernale et de caractère funéraire. Lui correspond le mot minthos qui désigne la crotte de chèvre, l’excrément humain et autres substances tout aussi malodorante. Mintha transformée en plante oscille entre plante odorante et herbe crue, insignifiante, parmi les végétaux « froids et humides ».

 

Le mythe de Myrrha définit un point culminant de la séduction et explicite un double mouvement de disjonction et de conjonction. Les termes les plus disjoints sur le plan rituel, le père (Theias,)et la fille (Myrrha) se trouvent conjoints et les termes les plus conjoints, la mère (de Myrrha), et la fille (Myrrha) sont les plus disjoints. Quand Myrrha commet l’inceste avec son père, la séduction court-circuite et détruit une triple relation : mari-femme, mère-fille, fille-père.

 

Ce qui est d’Adonis et de Déméter s’opposent. Lors des Adonies, les femmes montent sur leur toit en emportant des coupes où elles ont fait poussé en pleine chaleur, et donc très rapidement (huit jours) des plants de légumes lesquels sont donc condamnés à dépérir sous la chaleur. Ce sont « les jardins d’Adonis ». Ces jardins de légumes (qui sont donc sous le signe de Déméter) « aux yeux des insensés paraissent en pleine floraison, mais, quelques jours plus tard, sont en ruine ». Au labeur grave et patient du cultivateur de Déméter s’oppose (dit Platon) le plaisir (khairein) et le divertissement du jardinier d’Adonis. L’agriculture sérieuse prétend « faire l’éducation » des plantes et se veut paideia, les cultures d’Adonis ne sont que jeu, paidia.

 

L’échelle qui permet aux femmes de monter sur les terrasses des toits et qui figurent sur les céramiques représentant les Adonies n’est pas seulement l’instrument indispensable pour cultiver les jardinets en les exposant plus près du soleil, elle est le signe figuratif d’une conjonction exceptionnelle entre la Terre d’en Bas et le Soleil d’En Haut.

 

Quatre espèces sont cultivées dans ces jardinets d’Adonis : blé et orge appartenant à Déméter, fenouil (considéré à l’instar d’un aromate) et laitue pour Adonis définissant deux plans dont l’un passe à la verticale de l’autre. Pour avoir été traité comme les aromates le blé et l’orge de Déméter sont transformés en laitue d’Adonis. Les semences d’Adonis sont frappées de stérilité et d’impuissance. Ce jardinage frivole conduit à pervertir les semences frugifères et les céréales de la Déméter nourricière. Les Adonies sont une contre-Tesmophorie.

 

L’échelle rituelle n’est pas que l’instrument de l’horticulture, une représentation montre un éros tendant à sa partenaire un brûle-parfum et le voisinage de grands encensoirs. Étaient donc déposés des grains d’encens et des pains de myrrhe destinés à être consumés en l’honneur d’Adonis et de sa maîtresse Aphrodite et en même temps à doter les fidèles d’Adonis de parfums et d’onguents de séduction.

 

Le mariage se révèle inséparable de la vie des plantes cultivées. La femme est identifiée à un champ dont le labourage et l’ensemencement sont accomplis par l’époux procréant des enfants légitimes. La tradition grecque reconnaît dans le mariage le passage d’une vie sauvage à la vie du blé moulu. Lors de la cérémonie un enfant porte sur la tête une couronne de plantes épineuses entremêlées de fruits du chêne et distribue aux convives des pains contenus dans un van. Le jardinage d’Adonis pervertit trop complaisamment les céréales de Déméter pour que la semence de l’amant d’Aphrodite ne signifie pas également la corruption de la semence féconde qui caractérise le mariage et la vie conjugale. Les plantations qui n’engendrent « rien qui soit de bonne espèce » évoquent immédiatement des rapports sexuels qui ne produisent pas de fruits légitimes. L’image d’Adonis avec son défaut de maturité, ses unions sexuelles avant l’âge, ses ensemencements stériles, convergent sur une représentation négative du mariage et de l’union sexuelle féconde, insistant sur la stérilité et l’impuissance d’Adonis.

 

La myrrhe apparaît donc comme un instrument de médiation :

 

Dans l’ordre des sacrifices, c’est la jonction des opposés, chemin qui unit la terre au ciel. En même temps sa position dans la hiérarchie végétale indique une distance maintenue, une séparation confirmée, le caractère inaccessible du divin, le nécessaire renoncement des hommes à l’au-delà lointain du ciel. 

Dans l’ordre des relations hommes-femmes la myrrhe opère sa médiation à l’horizontale grâce à sa vertu aphrodisiaque qui entraine irrésistiblement hommes et femmes. Si l’attrait de la séduction érotique fait partie du mariage, comme les aromates font partie du sacrifice, il menace cependant le mariage du dedans et du dehors. Du dedans parce que la femme ne saurait se comporter en courtisane sans détourner le mariage de sa fin normale qui n’est pas la jouissance sensuelle mais celle d’engendrer des enfants légitimes. Danger à son apogée à l’époque de la canicule où l’épouse modèle risque de se transformer en débauchée impudique. Danger du dehors : les relations proprement amoureuses hétéro ou homo sexuelles s’exercent en dehors du domaine domestique.

 

Les codes végétaux, astronomiques, alimentaires ne concernent donc pas seulement le repas sacrificiel. Ils indiquent une position médiane, entre le cru et le brûlé, le pourri et l’imputrescible, le bestial et le divin, en homologie parfaite avec les céréales qui, entre les herbages froids et humides et les aromates chauds et desséchés, représentent la vie proprement civilisée, à égale distance de la bestialité sanguinaire des animaux sauvages se dévorant crus les uns les autres et de la pure félicité des Immortels qui jouissent sans rien faire, comme c’était le cas pour les hommes à l’âge d’or avant que soit institué par la faute de Prométhée le sacrifice qui a marqué la séparation définitive des humains et des dieux. 

 

Ces mêmes codes intéressent le mariage. Il est à la consommation sexuelle ce que les sacrifices sont à la consommation de nourriture carnée, tous deux assurant aux humains la continuité d’existence, les sacrifices pendant la vie, le mariage au-delà de la mort par les enfants. L’état sauvage, c’est l’omophagie et l’allélophagie (les bêtes se dévorent toutes, et tout cru,) mais c’est aussi la promiscuité sexuelle généralisée. Chacun s’accouple avec tous, crûment et en plein jour, au hasard des rencontres. Pas de filiation paternelle repérable. L’âge d’or représente le pôle opposé, on vit comme des dieux, sans mettre à mort de créature vivante, sans consommer de viande, sans union sexuelle car naissant directement de la terre et donc sans avoir besoin d’être conçus et engendrés, comme les plantes céréalières qui germaient spontanément du sol. L’après Prométhée a entrainé la transformation du régime alimentaire, le travail agricole, l’apparition de la première femme et l’établissement du mariage. Ce dernier est pour les Grecs un labour : la femme le sillon, l’homme le laboureur. La femme doit être une terre cultivée, céréalière, sous le patronage de Déméter. Il lui faut dépouiller  toute « sauvagerie » de l’état féminin, sauvagerie qui est soit l’en-deçà du mariage, représenté par la figure de la kore, du côté d’Artémis qui refuse toute union sexuelle (symbolisée dans les rites d’hyménée par la couronne de plantes épineuses et des glands), soit l’au-delà du mariage, représenté par la figure de la hetaira, la courtisane, du côté d’Aphrodite, dans le dévergondage érotique sans frein (symbolisé par les aromates). La femme mariée doit rentrer dans la vie « au blé moulu » (symbolisé par le van, le pilon, le pain). Entre rejet radical de l’union physique et l’exaltation du plaisir amoureux, entre l’impuissance et la super puissance sexuelle également stériles, le mariage figure, à côté des céréales, la bonne distance qui donne l’assurance d’une récolte féconde de fruits de bonne souche et légitimes.

 

Contournements Religieux

 

Les sacrifices dans les cultes officiels de la Grèce classique consacrent une double césure, coupure entre dieux et les hommes d’un côté, séparation entre les hommes et les bêtes de l’autre. On a vu que chez les Pythagoriciens les sacrifices sont tournés vers le haut en renonçant à la nourriture carnée pour combler au cours même de la vie l’écart qui tient les dieux éloignés des hommes. Cet effort n’était pas isolé, tout un courant religieux et philosophique allait dans le même sens, depuis les orphiques jusqu’aux plus grands penseurs de la Grèce classique, Platon en tête, en opposition donc à la religion officielle qui prône dans le « connais-toi toi-même » de Delphes le fait de reconnaître ses limites : ne pas se prendre pour un dieu et ne pas chercher pas à les égaler.

 

Inversement les sacrifices peuvent être tournés de l’autre côté, ainsi les cultes dionysiaques dont le rite central est l’omophagie, dévoration d’un animal qui n’a pas été tué rituellement, mais qui, capturé en pleine nature, est mis en pièces, déchiqueté vivant et absorbé tout palpitant de vie. Ce qui est visé est l’abolition de la frontière séparant l’homme du monde sauvage, de la barrière entre l’humanité et la bestialité. Retour donc à la sauvagerie primitive, qui constitue un revers de l’âge d’or. Dionysos, chasseur sauvage, mène à la curée un groupe de femmes ensauvagées, les ménades, qui ont abandonné époux, enfants, maisonnées, travaux domestiques, pour errer loin des villes et de leurs sanctuaires, loin des champs cultivés, en pleine terre sauvage dans les bois et les montagnes. Les bêtes chassées par elles sont sauvages aussi bien que domestiques comme si leurs différences étaient abolies. Cette omophagie se double d’allélophagie, finies les frontières, elles sont elles-mêmes ces bêtes sauvages qu’elles traquent dans leurs tanières et lapent leur sang. Leurs propres parents, enfants ou proches deviennent des bêtes sauvages qu’elles déchirent de leurs dents. Les ménades égarées par la mania sont dans « l’enthousiasme », chevauchées par les dieux eux-mêmes, possédées au sens religieux du terme.

 

La visée du dyonysisme comme celle du pythagorisme est mystique : établir un contact plus direct avec le surnaturel. Ici sous forme sauvage, là sous forme savante et ascétique, l’un et l’autre court-circuitent le sacrifice pour mieux se rapprocher des dieux. Ici les dieux descendent jusqu’à prendre possession de leurs fidèles ensauvagés, là les hommes développent leurs ressources spirituelles pour monter eux-mêmes vers les dieux. Ces expériences mystiques, loin de la pratique du sacrifice, ont façonné l’univers religieux des Grecs et pesé de façon décisive sur l’orientation de la pensée antique.

 

Pas de contournement du mariage

 

On aurait pu penser que l’institution du mariage aurait pu être contournée de la même façon que le sacrifice. Il n’en est rien. Les époux demeurent purs dans l’acte charnel qui les rapproche en tant que mari et femme. L’idéal d’hosiotes, de sainteté complète, l’espoir d’un retour vers l’âge d’or qui avait emporté le sacrifice contourne sans l’atteindre l’institution du mariage. Des contre exemples comme Hippolyte ou les Danaïdes montrent des voies à totalement écarter. Hyppolyte, le fils de Thésée, prônait le végétarisme et repoussait avec la même outrance toute union charnelle, mais ses parties de chasse avec ses compagnons masculins de la plus totale sauvagerie révélait son intolérable violence brutale. Les Danaïdes, fuyant le mariage comme de craintives colombes, s’avéraient de redoutables meurtrières de leur époux la nuit même de leurs noces. Pour la pensée grecque, la pureté ne consiste pas dans le refus du mariage, mais dans le refus, au nom du mariage, des rapports sexuels illégitimes.

 

La religion d’Adonis n’attaque donc pas de front l’institution matrimoniale. Elle se contente de ritualiser les droits de la séduction érotique pour qu’elle s’exerce à côté et en dehors de l’institution matrimoniale. La mise hors circuit des céréales dans le rite des « jardins d’Adonis » montés sur le toit pour y périr ne fait pas référence à une anomalie dans la consommation alimentaire, mais à une distorsion dans la consommation sexuelle hors mariage. Adonis hypersexué à un âge où l’on ignore les relations sexuelles devient impuissant au moment attendu de leur exercice. À la valeur érotique des aromates répond au terme de sa carrière les vertus anti aphrodisiaques de la laitue, plante froide et humide, connotant l’impuissance sexuelle. La semence d’Adonis demeure inféconde.

 

Le mythe de Phaon et celui de la menthe vont dans le même sens. La séduction irrésistible de Phaon le mène à la mort. La menthe, plante aromatique s’avère abortive. Vanité de la puissance d’une séduction érotique toute entière livrée à elle-même, elle est akarpos, c’est-à-dire incapable de donner des fruits ou des enfants.

 

Les Adonies et les Tesmophories s’inscrivent dans le même code de la religion officielle de la cité mais c’est un code à double entrée qui dit des choses opposées. Une fois jetés aux sources ou dans la mer les plans des jardins trop hâtifs pour être féconds, les Adonies, fête de déploration de l’amant, se terminent dans les parfums, la promesse des plaisirs, l’assurance de la séduction. Au terme des Tesmophories, fête de déploration de la fille, les matrones abandonnent le mutisme, le deuil, l’abstinence pour la joie des retrouvailles, assurance et promesse de kalligenia, de bonne récolte, de beaux enfants.

 

Par le sacrifice et le mariage se dessine une norme humaine. Le sacrifice se place dans la consommation de viande entre l’allophagie générale (comme à l’état sauvage) et le refus de toute nourriture carnée (comme à l’âge d’or). Le mariage s’insère dans la consommation érotique entre la promiscuité générale (comme à l’état sauvage) et l’abstinence sexuelle totale (comme à l’âge d’or). On a vu comment dans l’un et l’autre se situent les aromates pour conjoindre ce qui est séparé : l’homme et les dieux, l’homme et la femme, mais pour le premier un rôle entièrement positif, pour le second un rôle dangereux s’ils envahissent le champ conjugal.

 

La séduction érotique revêt dans le monde des hommes la figure équivoque de Pandora, cadeau empoisonné de Zeus en contrepartie du vol du feu. Zeus a caché la semence du blé dans les profondeurs de la terre : il faudra labourer les champs pour récolter les orges et manger le pain. Il crée en même temps la première femme qu’il faudra besogner pour engendrer des enfants. Héphaïstos la modèle avec la glaise mouillée d’eau ; donc de nature chtonienne, terreuse, humide, elle n’est pas seulement de condition mortelle, elle reste proche de la bestialité. Son appétit sexuel se déchaîne à l’époque de la canicule. Mieux protégée contre l’ardeur du soleil que son mari de tempérament plus chaud et plus sec, elle fait proprement rôtir son homme « elle le dessèche sans torche » le livrant vert et cru  à la dessiccation d’une vieillesse prématurée. Feu qui fait payer à l’homme celui que Prométhée a dissimulé à la vue des dieux pour le leur dérober. Pire, Héphaïstos la modèle à l’image des déesses immortelles, sa beauté rayonne de son corps comme si elle était divine et remplit d’admiration les hommes et les dieux. Telle est la ruse de Zeus : envelopper de séduction érotique, c’est-à-dire d’une apparence divine, celle dont l’âme dissimule sous la douceur attirante de son sourire et les flatteries de sa bouche sa grossière bestialité. Pandora est un mal, mais un mal si beau que les hommes ne peuvent s’empêcher de la chérir et de la désirer. Sortie des mains des dieux comme une jeune mariée, elle s’achemine vers Épiméthée qui la reçoit comme épouse. Son premier geste sera de libérer, en soulevant le couvercle de la jarre,  tous les maux que les hommes auparavant ignoraient : la dureté du travail, la maladie, la vieillesse douloureuse et la mort. Toute beauté vient des dieux, l’attrait qu’elle exerce sur l’homme et que provoque le parfum est un élan de nature divine. Mais la séduction érotique est un élan dévié, dévoyé, qui s’adresse à un faux-semblant divin, à une apparence mensongère de beauté dissimulant une réalité toute autre : la bestialité féminine. ( !!!)

 

Jean-Pierre Vernant fait remarquer que leurs exposés se sont appuyés essentiellement sur l’examen de la littérature antique grecque et sur l’archéologie et qu’il resterait la tâche de replacer ces données dans leurs dimensions historiques : comment tout cet ensemble s’est construit et déployé au gré du temps et des sinuosités de l’histoire.

 

Des mythes d’Adonis et de Myrrha, l’exposé magistral de Marcel Détienne et l’interprétation de Jean-Pierre Vernant ouvrent un champ d’une grande profondeur et d’une complexité et d’une vitalité inattendues. 

Les mythes et les mythologies peuvent fonctionner comme un monde narratif apprécié à travers les œuvres qu’il ont suscitées (Hésiode, Homère, Virgile, Ovide etc.) sans être vraiment concerné par les jalousies d’Héra, le désespoir de Déméter, les bacchanales de Dionysos ou autres facéties des dieux qu’on peut ressentir assez formels. On peut en rester touché esthétiquement (ex : la poésie d’Homère ou de Virgile) ou intellectuellement par la réflexion sur l’homme et la condition humaine (l’hybris, la ruse, l’amour, la mort etc.). Prenant donc l’ensemble d’un récit, ou un texte plus précis, ou une figure mythologique, on peut sans le vouloir le décontextualiser et n’en tirer que ce qu’on en perçoit d’un point de vue personnel. Une approche sans doute pas si négative dans la mesure où elle permet de s’approprier une œuvre, un texte, un récit, une mythologie, y pénétrer dans une certaine mesure et ne pas les laisser extérieurs à soi, abandonnés sur un rayonnage comme autant de volumes d’un savoir où l’on n’entrera jamais.

 

Néanmoins cette approche trahit l’œuvre (récit, texte etc.) par la réduction aux dimensions du monde du lecteur. On peut même très bien ne pas s’en rendre compte à cause des résonnances les plus diverses que l’œuvre trouve en soi (culturelles, intellectuelles, psychiques etc.) Jung ou Neumann ne pèchent-ils pas de ce côté-là ? Une chose est d’être bouleversé esthétiquement, par exemple par la naissance de la Vénus de Botticelli, une autre de pénétrer plus avant pour rejoindre le geste créateur dans ce qu’il a de spécifique du peintre, de son époque, du contexte culturel, et ainsi percevoir quelque chose du sens auquel le tableau conduit à travers ce qu’il donne à voir.

La démarche de Détienne et de Vernant a ceci de passionnant qu’elle vise à rien moins que de comprendre le rôle que tiennent les mythes dans le contexte existentiel qui leur a donné un sens. Ici, au sujet de Myrrha, on découvre que le récit du mythe, loin d’être isolé, tient sa place au milieu d’autres formant un véritable réseau et qu’ils désignent des conceptions précises de la vie que l’on retrouve sur différents plans. Qui aurait pu penser que le mythe de Myrrha ait un lien avec le rôle des aromates aux trois niveaux,  alimentaire, sexuel et religieux? Que s’opposent les plantes solaires, chaudes, et sèches, aux autres froides et humides ? Que le monde végétal de Déméter, celui des céréales, est dans l’entre-deux où peut s’insérer la vie ? Que tout cela a directement à voir avec le mariage situé entre la dépravation enveloppée des parfums d’Adonis et l’impuissance, voire la mort, dans la laitue ? Que tous ces domaines sont sous-tendus par une dialectique entre le disjoint et le conjoint : humain/divin, homme/femme, père/fille, monde d’en haut/monde d’en bas, chaud sec/froid humide. À travers ces récits mythologiques se raconte la cohérence d’une vision complexe de la vie, laquelle est venue structurer l’existence individuelle et collective.

 

Si l’on écoute toutes les résonnances du mythe tant au niveau individuel que sociétal, on se rend compte qu’il met en image ce qui se passe dans la confrontation du monde archétypal (le domaine des dieux) avec le moi conscient (l’homme dans la cité). Comment l’un est radicalement séparé de l’autre et pourtant non sans lui infuser une formidable énergie. Le mythe en montre à la fois le surprenant dynamisme entraînant d’inimaginables rebonds (par exemple la naissance d’Adonis de l’arbre de myrrhe) et les tensions magistrales engendrées entre des pôles apparemment incompatibles (le haut/le bas, le chaud sec/le froid humide, Adonies/Thesmophories etc.). Non seulement il en donne une image, mais il en fait des mises en scène dont les drames comme celui de Myrrha nous nouent les entrailles tant ils traduisent adéquatement l’intensité des confrontations en jeu qui nous concernent secrètement chacun de nous. Marcel Détienne et Jean-Pierre Vernant en déroulant la logique de ces récits mythologiques en font découvrir l’authenticité et l’épaisseur existentielle, mais aussi la reprise faite en société chez les grecs du Vème siècle avant notre ère en en constituant des rituels collectifs saisonniers. Chez nous aujourd’hui, French Cancan ou Crazy Horse font pâles figures en comparaison des amours sur le toit des Adonies et nos fêtes du boudin ou de la châtaigne par rapport au rituel froid mais populaire des Thesmophories ! Adonies et Thesmophories dans leurs mises en scène quasi religieuses ont permis à toute une société de s’accorder sur les traversées symboliques qu’elles signifiaient et de le réaliser en les jouant collectivement.  

 

(1) Marcel Detienne, Les Jardins d’Adonis, Folio histoire, Gallimard, Paris, 2007.