Marie-Louise von Franz

 Marie-Louise von Franz, 1982, Bollingen, Suisse. © Stiftung für Jung’sche Psychologie.

Marie-Louise von Franz (1915-1998) est une analyste jungienne suisse, célèbre notamment pour ses contributions à la compréhension des processus de l’inconscient et de la psychologie analytique, allant de l’interprétation psychologique de l’alchimie aux contes de fées, qu’elle considère comme des reflets des dynamiques psychiques universelles.

 

Marie-Louise von Franz est née le 4 janvier 1915 à Munich en Allemagne, d’un père autrichien, le baron Erwin Gottfried von Franz, et d’une mère allemande, Margret von Franz, née Schoen. En 1919, sa famille s’installe en Suisse, où Marie-Louise von Franz passera le reste de sa vie. Issue d’un milieu intellectuel, elle développe un intérêt pour les langues anciennes, ce qui la conduit — après l’obtention de son certificat de maturité gymnasiale en 1933 — à entreprendre des études de philosophie classique à l’Université de Zürich, où elle se spécialise en grec et en latin. Elle y obtient son doctorat en 1943 avec la mention magna cum laude, « avec grand honneur », pour sa thèse sur les scholies de l’Iliade d’Homère. Ce bagage linguistique et littéraire jouera un rôle essentiel dans ses travaux ultérieurs.

 

En 1933, à l’âge de 18 ans, elle fait la rencontre de Carl Gustav Jung à Bollingen, en Suisse, lors d’un rassemblement qu’il avait lui-même initié afin d’entrer en dialogue avec la jeunesse de son époque, et dont l’organisation avait été confiée à sa proche collaboratrice, Toni Wolff. Cette rencontre marque le début d’une relation intellectuelle et professionnelle qui déterminera et influencera sa vie entière. D’abord patiente, elle devient rapidement l’élève, puis l’une des plus proches collaboratrices de Jung, qui lui demande de traduire des textes alchimiques anciens, l’introduisant ainsi au monde complexe des symboles. Pour Jung, l’alchimie représente une voie vers l’individuation, et Marie-Louise von Franz s’emploie à développer et approfondir cette conception. Ce travail colossal, qui les occupera durant plus de vingt ans, aboutit à l’écriture, par Carl Gustav Jung, de Mysterium conjunctionis, tomes I et II, parus respectivement en 1955 et 1956. Le troisième tome — une étude du manuscrit Aurora consurgens, attribué à Thomas d’Aquin — est signé par Marie-Louise von Franz à la demande de Jung, rendant ainsi hommage à celle qui, durant toutes ces années de recherches, occupe auprès de lui le rôle de soror mystica, « sœur mystique ».

Cet ouvrage paraît en 1957 sous le titre Aurora consurgens : Le lever de l’aurore (1). En 1955, la mort d’Emma Jung met brutalement fin au travail qu’elle avait consacré pendant de longues années à l’étude de la légende du Graal. Pour achever cet ouvrage, Jung fait appel à Marie-Louise von Franz, qui aborde les matériaux riches et complexes du cycle du Graal dans le même esprit, profondément jungien, qu’elle avait notamment déployé en analysant les rêves de Perpétue (2) et l’Aurora Consurgens.

En 1958, Marie-Louise von Franz rejoint Jung à Bollingen, où, avec l’aide de Barbara Hannah, elle entreprend la construction de sa propre tour : « J'ai eu un grand besoin de nature, et un grand amour pour elle ; j'ai toujours envié Jung pour [sa tour de Bolligen] J'ai eu l'occasion d'y trouver un terrain ; je n'avais pourtant pas le courage d'y construire une tour, car cela me semblait être de l'imitation, mais Jung me dit : "On ne peut pas construire de maison ici, il faut une tour !" ; comme il voulait que je le fasse, moi aussi je l'ai fait. Je suis allée à Bollingen et là, je me suis retirée pour écrire, pour être seule, pour éviter le téléphone et les gens. Cela est la carrière d'une introvertie. (3) »

 

Leur collaboration se prolonge, d’une certaine manière, au-delà de la mort de Jung survenue en 1961. En effet, celui-ci lui avait confié la supervision et l’achèvement de L’Homme et ses symboles (4), un ouvrage collectif de vulgarisation de la psychologie analytique, qu’il avait commencé à élaborer dans les dernières années de sa vie. Pendant près de trente ans, Marie-Louise von Franz et Carl Gustav Jung entretiennent une relation intellectuelle d’une grande proximité : « De Marie-Louise von Franz, Jung disait à la fin de sa vie qu’elle était la seule de ses élèves à l’avoir entièrement compris. C’est dire l’extraordinaire estime en laquelle il la tenait, et qui avait été profonde dès leur rencontre. (5) »

 

Parmi ses apports les plus significatifs figurent ses études des contes de fées, qu’elle conçoit comme des manifestations de l’inconscient collectif. Par l’analyse de ces récits, Marie-Louise von Franz met en lumière les archétypes fondamentaux et révèle les dynamiques de guérison et de transformation qu’ils offrent à la psyché individuelle. Par exemple, elle propose une relecture (6) du récit antique L’Âne d’Or d’Apulée, montrant comment la métamorphose du héros en âne aboutit à une initiation aux mystères d’Isis et d’Osiris, illustrant ainsi le processus d’individuation dans un contexte mythique.

 

Elle prend une part active aux conférences d’Éranos, haut lieu de dialogue entre les traditions intellectuelles de l’Orient et de l’Occident, situé à Ascona, sur les rives suisses du lac Majeur. C’est là qu’elle fréquente des figures majeures, comme le physicien Wolfgang Pauli, avec qui elle échange autour des relations entre psychologie et physique. Ces discussions nourrissent chez elle une compréhension élargie et plus rigoureuse des interactions entre la psyché humaine et le monde matériel. Ces échanges contribuèrent à renforcer ses analyses dans une perspective à la fois scientifique et spirituelle, et la conduisirent à une réflexion approfondie sur la synchronicité et les liens profonds entre esprit et matière — des thèmes qu’elle développa notamment dans son ouvrage Matière et psyché (7). Ses réflexions sur les liens entre la psychologie des profondeurs et la physique moderne qui se poursuivent dans son ouvrage, Nombre et Temps (9), où elle développe les hypothèses sur les synchronicités que Jung avait esquissées dans les dernières années de sa vie. Cette notion propose l’existence d’une corrélation possible entre les événements du monde intérieur (psychique) et ceux du monde extérieur (physique), suggérant l’émergence d’une « réalité unifiée » qui se manifeste simultanément dans les deux sphères.

 

En 1974, elle cofonde la Stiftung für Jung’sche Psychologie, « Fondation pour la psychologie jungienne », à Küsnacht, aux côtés d’autres analystes jungiens de l’époque. Cette fondation vise à promouvoir la recherche, la formation continue et la diffusion de la psychologie analytique, en soutenant les travaux de recherche et de publication dans ce domaine. En parallèle, elle participe activement à la formation de futurs analystes au sein du Club Psychologique de Zürich et à l’Institut C. G. Jung à Küsnacht, et donne des conférences dans le monde entier, diffusant ainsi l’enseignement de Jung tout en y apportant son originalité. Elle aborde également dans ses écrits des sujets tels que la mort et le vieillissement, qu’elle explore sous l’angle de la psychologie analytique, insistant sur la dimension symbolique de la fin de la vie : « Elle ne craignait pas la mort, qui pour elle était tout autant une porte d’entrée que de sortie (10). »

 

Son influence perdure, non seulement en raison de la qualité de ses enseignements et de ses écrits réputés accessibles, mais aussi par son approche humaniste et novatrice de la thérapie comme l’on peut le découvrir dans son ouvrage Psychothérapie : l’expérience du praticien. Sa vision de la thérapie s’appuie sur les découvertes de Jung concernant la nature et le dynamisme de l’inconscient. 

Contrairement à une approche psychopathologique de la psyché, estimant qu’une telle orientation risquerait d’interférer avec le processus naturel de guérison de la psyché, elle défend une conception thérapeutique fondée sur la capacité d’autorégulation de l’inconscient, où les symboles agissent comme des repères essentiels guidant l’individu sur son chemin de transformation intérieure. Ce processus curatif se manifeste, selon elle, particulièrement à travers les rêves (11), dont l’écoute attentive constitue un élément central — le creuset — de la thérapie.

 

Le public français découvre notamment Marie-Louise von Franz en 1978, à travers deux entretiens (12) donnés en français — Le Cri de Merlin et Les rêves et la destinée — accordés à Claude Mettra sur France Culture, à l’occasion de la parution de l’ouvrage collectif majeur C. G. Jung et la voie des profondeurs (13), auquel elle contribua de manière déterminante.

 

À l’instar de Jung, Marie-Louise von Franz s’inquiète profondément du devenir de l’humanité et à sa propension à l’autodestruction. Les questions relatives au mal (14) ainsi qu’aux prémices de ce que l’on appellera plus tard la conscience écologique (15) occupent une place centrale dans ses écrits sur la compréhension des archétypes à l’œuvre dans la psyché : « Un être humain peut devenir conscient de son individualité et simultanément rester proche de ses semblables, sans retomber dans l’identité archaïque primitive qui formait jadis le corps de l’Anthropos [“l’être humain primordial, total”]. Si ce symbole archétypique nous saisit inconsciemment, il produit des états de possession et de contrainte, s’il est réalisé consciemment il crée la liberté. Cette liberté est, à mon avis, le cadeau le plus précieux de tous ceux que Jung nous a laissés (16). » Dans un entretien avec Rolande Biès datant de 1978 (17), elle déclare que, dans le monde moderne, l’homme représente la plus grande menace pour lui-même, et que seules une exploration sincère de l’âme et une relation harmonieuse avec la nature pourraient permettre d’éviter les dérives destructrices.

 

Après une vie consacrée à la recherche, à l’écriture et à la transmission du savoir, Marie-Louise von Franz s’éteint le 17 février 1998 dans sa maison de Küsnacht, léguant un héritage intellectuel d’une rare richesse, composé de plus de quarante ouvrages et d’un grand nombre d’articles majeurs. Aujourd’hui, ses œuvres continuent d’être étudiées et reconnues tant en psychologie qu’en mythologie, où elles approfondissent la compréhension de l’inconscient et prolongent la pensée jungienne dans le monde contemporain. Elles trouvent également un écho dans le domaine littéraire, où ses analyses sont régulièrement utilisées pour éclairer, à travers une lecture symbolique, des œuvres littéraires ou artistiques.

 

(1) von Franz, Marie-Louise, Aurora consurgens : Le lever de l’aurore, Vincennes : La Fontaine de Pierre, 2013.

(2) von Franz, Marie-Louise, Aurora consurgens : Le lever de l’aurore, Vincennes : La Fontaine de Pierre, 2013.

(3)  Neri, Nadia, Femmes autour de Jung, Paris : Cahier Jungiens de Psychanalyse, 2002, p. 132.

(4) Neri, Nadia, Femmes autour de Jung, Paris : Cahier Jungiens de Psychanalyse, 2002, p. 132.

(5)  Aurigemma, Luigi, « Marie-Louise von Franz », in Psychanalyse et religion, Cahiers jungiens de psychanalyse, 1999/1, N° 94, p. 111-113.

(6)  von Franz, Marie-Louise, L'âne d’or, interprétation du conte d'Apulée, Vincennes : La Fontaine de Pierre, 2008.

(7) von Franz, Marie-Louise, Matière et psyché, Paris : Albin Michel, 2002.

(8)  von Franz, Marie-Louise, Nombres et temps, Vincennes : La Fontaine de Pierre, 2012.

(9) von Franz, Marie-Louise, Les rêves et la mort, Vincennes : La Fontaine de Pierre, 2011.

(10)  Aurigemma, Luigi, « Marie-Louise von Franz », in Psychanalyse et religion, Cahiers jungiens de psychanalyse, 1999/1, N° 94, p. 111-113.

(11)  von Franz, Marie-Louise, La voie des rêves, Vincennes : La Fontaine de Pierre, 2008.

(12)  Les Éditions de La Fontaine de Pierre ont publié la retranscription de ces deux interviews, accompagnée de deux CD des entretiens radiophoniques, dans l’ouvrage La quête de sens de Marie-Louise von Franz.

(13)  Cet ouvrage, publié aux éditions La Fontaine de Pierre, rassemble des textes d’Etienne et Francine Perrot, Marie-Louise von Franz, Barbara Hannah, Gerhard Adler, Sibylle Birkhäuser-Oeri, Aniéla Jaffé, Hélène Erba-Tissot et Verena Kast.

(14)  von Franz, Marie-Louise, L’Ombre et le mal dans les contes de fées, Paris : Dauphin, 2003.

(15)  Cf. von Franz, Marie-Louise, « Le Cri de Merlin », in C. G. Jung : Son mythe en notre temps, Paris : Bushet/Chastel, 1996, p. 304-324.

(16)  von Franz, Marie-Louise, traduit par Seiler, Claude, « C. G. Jung et les problèmes de notre époque », in C. G. Jung : 1875-1961, Cahiers jungiens de psychanalyse, 1975/3, N° 6, p. 37-46.

(17)  Interview disponible sur : https://www.cgjung.net

 

Matthieu Mares

 

Bibliographie

 

Alchimie : Une introduction au symbolisme et à la psychologie, La Fontaine de Pierre, 2000.

Alchimie et imagination active, Dauphin, 2018.

Âme et archétypes, La Fontaine de Pierre, 2020.

Aurora Consurgens : Le lever de l’aurore, La Fontaine de Pierre, 2013.

C. G. Jung : Son mythe en notre temps, Buchet/Chastel, 1994.

La délivrance dans les contes de fées, Dauphin, 2004.

La femme dans les contes de fées, Dauphin, 2023.

La mère dans les contes de fées (en collaboration avec Sibylle Birkhäuser-Oeri), La Fontaine de Pierre, 2020.

La légende du Graal (en collaboration avec Emma Jung), La Fontaine de Pierre, 2018.

L’Âne d’or : Interprétation du conte d’Apulée, La Fontaine de Pierre, 2008.

L’animus et l’anima dans les contes de fées, La Fontaine de Pierre, 2019.

La passion de Perpétue : Un destin de femme entre deux images de Dieu suivie de Expériences archétypiques à l’approche de la mort, La Fontaine de Pierre, 1998.

La princesse chatte : Un conte sur la rédemption du féminin, La Fontaine de Pierre, 2021.

La psychologie de la divination : Le hasard signifiant, Albin Michel, 1995.

La quête du sens, La Fontaine de Pierre, 2010.

La lumière sort des ténèbres (en collaboration avec Peter Birkhäuser), La Fontaine de Pierre, 2011.

La voie de l’individuation dans les contes de fées, La Fontaine de Pierre, 1978.

La voie des rêves, La Fontaine de Pierre, 2008.

Les modèles archétypiques dans les contes de fées, La Fontaine de Pierre, 2016.

Les mythes de création, La Fontaine de Pierre, 2004.

Les rêves et la mort, La Fontaine de Pierre, 2011.

Les visions de saint Nicolas de Flüe, Dauphin, 2002.

L’Individuation dans les contes de fées, La Fontaine de Pierre, 2016.

L’Interprétation des contes de fées, Albin Michel, 2007.

L’Ombre et le mal dans les contes de fées, Dauphin, 2018.

Matière et psyché, Albin Michel, 2002.

Nombre et temps : Psychologie des profondeurs et physique moderne, La Fontaine de Pierre, 2012.

Psychothérapie : L’Expérience du praticien, Dervy, 2014.

Puer aeternus, Terre Noire, 2024.

Reflets de l’Âme, Entrelacs, 2011.

Rêves d’hier et d’aujourd’hui, de Thémistocle à Descartes et C. G. Jung, Albin Michel, 1992.

Le temps, le fleuve et la roue, Chêne, 1979.

 

Ouvrages collectifs : 

 

C. G. Jung et la voie des profondeurs, La Fontaine de Pierre, 2003.

Imagination active, imagination musicale (avec Barbara Hannah, Carl Gustav Jung et avec Christian Tauber), La Fontaine de Pierre, 2015.

La synchronicité, l’âme et la science (avec Michel Cazenave, Hansueli F. Etter, Karl Pribram, Hubert Reeves, Pierre Solié), Albin Michel, 2017.

L’Homme et ses symboles (de Carl Gustav Jung, avec Joseph Henderson, Jolande Jacobi, Aniéla Jaffé, John Freeman), Robert Laffont, 2022.

Mort, régression et renaissance selon la psychologie jungienne (avec Hansueli F. Etter, Barbara Hannah, Gotthilf Isler, Alfred Ribi), Entrelacs, 2014.

Présence de Jung (avec Gerhard Adler, Barbara Hannah, Susan Wagner), La Fontaine de Pierre, 2016.

 

Articles :

 

« C. G. Jung et les problèmes de notre époque », Cahiers jungiens de psychanalyse, 1975/3, N° 6, p. 37-46.

« Nombre et synchronicité », Cahiers jungiens de psychanalyse, 1981/1, N° 28, p. 37-48.

« Expériences archétypiques à l’approche de la mort », Cahiers jungiens de psychanalyse, 1982/3, N° 34, p. 59-79.

« Quelques aspects archétypiques de notre idée du temps », Cahiers jungiens de psychanalyse, 1978/3, N° 18, p. 3-8.

« Psyché et matière dans l’alchimie et la science moderne », Cahiers jungiens de psychanalyse, 1976/2, N° 9, p. 1-19.