Alors que j'étais plongé dans la lecture de Kafka, un bébé à différents âges de sa vie s'est mis de façon têtue à me trotter dans la tête. Pourtant pouvait-il y avoir quoique ce soit de commun entre les deux ?! Je poursuivis donc ma lecture, mais gardai à l'oeil ce bébé dérangeant.
Comme j'entrais dans les arcanes difficiles du Procès, je commençai à entrevoir une mise en scène : des figures essentielles de l'inconscient faisaient leur apparition, et justement, elles étaient scandées par les moments charnières de la vie du bébé qui me trottait dans la tête. Plus j'avançais dans ma lecture et plus se précisait le dessin d'une étrange demeure qui claquemurait ses habitants au fur et à mesure de leur venue. Je m'aperçus qu'était en train de se configurer les traits de l'ombre chez l'enfant ; je la voyais s'architecturer, s'étoffer et se peupler de personnages, chacun différent et reconnaissable.
Franz Kafka
La créativité d'un artiste est irriguée de sa vie inconsciente ; l'oeuvre de Kafka en témoigne de façon emblématique. Trait commun avec ce qui se passe dans les rêves, ne figure dans ses romans, ses nouvelles et même ses journaux, qu'un seul personnage. Kafka le met au prise avec des faits étranges qui s'imposent à lui comme une réalité incontestable dont est déroulée la logique implacable. Le personnage bute sur la recherche d'une causalité, mais celle-ci recule indéfiniment, restant à jamais insaisissable. L'absurde qui en ressort devrait nous en rendre la lecture lassante, mais, au contraire, elle nous « tient », « nous parle » et parle résolument de nous !
La réalité où Kafka nous emmène est bien la nôtre, mais elle résonne en nous de façon décalée. Le Procès, est un procès sans pièce d'accusation, une « arrestation » qui laisse totalement libre le prévenu, et, in fine, une exécution vers laquelle le héros se précipite lui-même ! Dans Le Château, un arpenteur-géomètre n'obtient pas l'accès à ce qu'on lui a pourtant demandé de venir mesurer et les commanditaires restent étrangement inaccessibles. Dans La Métamorphose, un homme se voit soudain transformé en scarabée. Dans La Colonie pénitentiaire, l'officier, parce que le condamné ne se présente pas, se soumet lui-même au supplice d'une machine abracadabrante ! Comment ne pas se demander à quoi riment ces constructions absurdes ! ?
En acceptant de déplacer le regard, on peut admettre que ce sont là des images qui émergent de l'inconscient et qui suivent une logique qui leur est propre. Bien sûr il ne s'agit pas « d'interpréter » l'oeuvre de Kafka et de vouloir la contenir ou la systématiser dans une vision psychanalytique. L'intention est inverse : se laisser porter par cette œuvre polysémique afin d'approcher la manière dont se construit notre psyché. L'étude de l'oeuvre de Kafka par Georges-Arthur Goldschmidt, Celui qu'on cherche habite juste à côté, va servir d'appui dans cette démarche et, par séquences, on en suivra pas à pas le commentaire.
« Quelqu'un avait dû calomnier Joseph K. car, sans avoir rien fait de mal, il fut arrêté un matin. » Ce sont les premiers mots du Procès, et, d'un coup, tout bascule dans une avancée irrémédiable : il y avait un avant, et, dès l'arrestation, tout est après. Pourtant, cette arrestation a-t-elle vraiment eu lieu, au moins matériellement ? Tout se passe comme si à partir d'un simple déclic initial, Joseph K. procédait à sa propre arrestation. Il sonne, on vient. Ce n'est pas Anna la cuisinière de sa logeuse qui lui apporte comme d'habitude son petit déjeuner, mais c'est le gardien venu l'arrêter, or il est entré après que K. a sonné. Il n'est pas dit qu'il entre parce que Joseph K. a sonné, mais lorsque Joseph K. a sonné. Il sonne, il entre, l'un et l'autre coïncident, c'est tout. Tout est là.
Savons-nous pourquoi émerge l'image d'un rêve, une production dans le jeu de sable, ou la constellation d'un contenu inconscient ? Elles procèdent ainsi, un point c'est tout ! Un fait fortuit, et tout est là !
Joseph K. se constitue lui-même comme étant en état d'arrestation. Il l'établit avant même qu'elle soit formulée. Arrestation ? Pourtant sa vie continue, il n'est pas mis sous les verrous, il continue même son travail. Or il est en état d'arrestation. Cela s'est déclenché à l'occasion d'un fait purement fortuit : est-ce le coup de sonnette ? de cela on n'est même pas certain !
Ce qui s'est constellé de sa vie inconsciente, cet incompréhensible, c'est cela qui le met en procès !
Joseph K. veut selon les lois en vigueur se maintenir dans l'horizon habituel des faits, mais l'ordre selon lequel il est arrêté n'est pas d'ici ni d'ailleurs, il ne fait que se manifester, simplement : on assiste au déclenchement d'un fait.
Les données d'un rêve ou d'une production d'un jeu de sable, ne dérivent d'aucune causalité engendrée du passé, ni aucune anticipation de l'avenir, les images nous placent devant ce qui est, c'est un fait et c'est comme cela !
Mais alors s'agite en nous une question : pourquoi tout cela ? Que signifie cette histoire de mise en procès ? D'où vient dans La métamorphose cette incompréhensible transformation en scarabée ? D'où sort l'invraisemblable instrument de supplice de La Colonie Pénitentiaire ? Etc. ? Bref, quel est le sens de tout cela ?
Gardons précieusement ces questions et allons voir la clinique.
Premier moment de l'enfant : il hurle !
Quand on pratique la médecine en maternité, on entend beaucoup les nouveaux-nés crier en salle d'accouchement. On aurait pu croire que le personnel s'empressât d'aller au-devant de leur détresse pour la calmer, or bien souvent il n'en est rien. Au milieu de l'empressement multitâches dans lequel tout le monde est pris, on leur offre facilement une belle indifférence !
Il y a en effet dans ces salles d'accouchement un mélange tout à fait particulier constitué à la fois de l'hyper activité dans une extraordinaire vigilance due aux enjeux médicaux extrêmement forts de vie et de mort, et par une numinosité venue des actes-mêmes d'accoucher et de donner la vie. L'intensité qui imprégne l'activité de ces blocs obstétricaux est si grande que les hurlements d'un nouveau-né semble s'y intégrer comme un cri de victoire de la vie, et non plus comme une authentique détresse qu'il faudrait soulager en priorité !
« Ca va lui faire les poumons ! », entend-on dire facilement ! Or qui pourrait croire qu'il ne s'agisse que de la mise en route de la respiration ? ! Pourquoi un bébé hurlerait-il sans raison ? D'où vient qu'il faudrait ne pas y prêter attention ? N'est-ce pas dénier ce que le petit enfant est entrain de subir et de ressentir !
D'ailleurs, si quelqu'un va instantanément au-devant de cette détresse manifeste du nouveau-né, l'entourant d'un tissu chaud et le tenant serré contre lui, iI se calme habituellement tout de suite. La solution n'est ni difficile ni compliquée !
On sait très bien aujourd'hui qu'à sa naissance, l'enfant subit une révolution de ses équilibres internes : les circuits sanguins s'inversent, le canal artériel s'obture et les alvéoles pulmonaires se déplissent brusquement. Tout cela suffirait largement à rendre Cyrille Bonamy : compte d'un ressenti pénible, possiblement insupportable, voire celui d'une mort imminente. Or, s'ajoutant à cela, le bébé passe de la cavité pelvienne contenante et chaude de sa mère à la sensation de sa propre nudité humide au contact froid de l'air de la salle d'accouchement. Il s'agit donc du dépouillement brutal du contenant qui l'enveloppe, attaque vis-à-vis de laquelle le nouveau-né est entièrement démuni ! A l'entendre pousser ses hurlements, à le voir écarter brutalement de façon réflexe bras et jambes en abduction forcée, et s'arcbouter en arrière, le dos en hyper-extension, on comprend facilement que cette agression lui fait ressentir un écartèlement. Ayant perdu tout contenant, et, comme soumis à une effroyable force centrifuge, il a l'air de se perdre aux quatre coins de l'espace !
Dès lors, comment expliquer que le personnel médical déployant tant de vigilance intelligente autour de l'accouchement ne s'en « aperçoive pas », comme frappé d'un scotome ? Quel mobile inconscient le pousse à négliger cette détresse le temps que soient effectués les premiers soins ? Pourquoi justement n'inverse-t-il pas les temps en commençant par rassurer le bébé par une contention chaude avant de réaliser ces premiers soins ?
Depuis plus de cinquante ans une tonne de littérature tourne autour de la maternité et de l'accouchement ! Les progrès techniques ont été éblouissants, au premier rang desquels la péridurale ; c'est dire à quel point la prise en charge de la douleur au bloc obstétrical a été prise en compte par le personnel médical ! La conscience que « le bébé est une personne » a, elle aussi, fait son chemin. Et pourtant un simple tissu réchauffé pour recueillir l'enfant se heurte à une résistance à première vue inexplicable !
Dans « L'image inconsciente du corps », Françoise Dolto montre comment, dès la vie intra-utérine se construit «une image inconsciente du corps ». Elle est constituée du socle organique dont le fonctionnement harmonieux au sein d'une complexité infinie de pulsations diverses donne, au fœtus déjà, puis au bébé un éprouvé d'emblée relationnel. Dans l'interaction avec son milieu contenant, le bébé élabore l'image d'un corps d'emblée et continuellement dans le désir et la potentialité de jouir. L'éprouvé de la naissance, et donc la manière aussi dont le bébé est reçu et contenu, vient modeler à sa base cette image inconsciente du corps. C'est la raison pour laquelle il est si important en salle d'accouchement d'assurer à la fois la vitalité du bébé, mais aussi et non moins la capacité contenante du milieu qui l'accueille afin que la naissance, première castration, « castration ombilicale » comme la nomme F.Dolto, soit réussie.
Les « castrations » tout au long du développement de l'enfant sont des virages qu'il doit prendre, autant d'étapes qu'il doit franchir. Réussie, la castration va être « symboligène », c'est-à-dire faire accéder l'enfant à un mode de relation plus différencié, plus élaboré, plus riche de désir et de jouissance, ratée ou dévoyée, elle va marquer une rupture, une cassure, une amputation dans son développement psychique, source d'angoisses majeures.
Ici, la « castration ombilicale » est la sortie et la séparation du corps maternel. Entourer l'enfant d'un tissu chaud et le contenir lui permet d'entrer en douceur dans le nouveau mode de relation qui l'attend ; son contraire l'invite à l'inverse à un repli qui peut être catastrophique.
Nous-mêmes, dans nos thérapies, nous constatons la profondeur des perturbations engendrées par une atteinte médicale grave chez le nouveau-né. Qu'il s'agisse d'enfants gravement prématurés, ou atteints d'affection mettant en jeu dès la naissance leur pronostic vital, le cortège des interventions médicales qu'ils ont dû subir ont eu un effet d'effraction corporelle, effraction de ce « socle organique » sur lequel ils reposaient. Nous connaissons alors la difficulté en psychothérapie de les rejoindre à ces profondeurs-là. L'image inconsciente du corps a inclus cette effraction qui se maintient comme une trace mnésique malheureusement sans représentation à cet âge, mais source d'angoisses impensables.
Constatant la surdité si fréquente du personnel médical devant les hurlements de bébé, ne pourrait-on pas émettre l'hypothèse suivante : le nouveau-né ne les prendrait-il pas en traître, ne me prendrait-il pas moi-même en traître ? En effet habituellement je tiens dans l'obscurité, au secret, aussi bien pour moi-même que vis-à-vis des autres, cet endroit de moi-même sur lequel ce nouveau-né qui hurle vient braquer soudain son projecteur. Tout à coup il me donne un coup de sonde : « qu'en est-il de ton image de base, qu'en est-il de la solidité et de la sécurité de ton propre socle organique ? » Bien entendu, j'ai horreur d'un tel coup de sonde ! Mes propres accrocs de santé me l'ont assez révélé, l'enjeu de l'intégrité de ce socle est « sine qua non » ; le socle se fissurerait-il, ce serait mon effondrement ! Aussi, naviguant sur l'illusoire harmonie sans faille et bien vivante de mon propre corps, de mon propre socle organique, je tente de me conforter dans l'évidence de son intégrité, et j'en viens à dénier à ce bébé le soin que requiert pourtant sa vulnérabilité ! Je le traite comme un traître : « Non, tu n'as rien ! Non, tu ne ressens rien de grave. Oh, comme tu cries bien ! Oh comme tu es bien vivant ! »
Mais pendant ce temps, les parents, eux, entendent et voient. Eux ils ont repéré l'attitude souffrante de leur bébé et, quand il leur est rendu, faisant tout pour le calmer, ils se demandent au fond d'eux-mêmes, : « Que va-t-il lui rester intérieurement de cette aventure ? » Cette question nous pourrions la faire nôtre et tenter d'y répondre ; elle est fondamentale et nous allons y revenir après avoir suivi ce bébé un peu plus longuement.
Deuxième moment de l'enfant : Les temps où maman s'absente.
Le bébé possède une capacité à garder les premières inscriptions de la source qui le nourrit pour une certaine durée. Nous l'appellerons le temps « t ». Quand une excitation comme la faim ne reçoit pas de satisfaction immédiate malgré ce que l'enfant manifeste, on peut penser que le bébé hallucine la satisfaction pendant tout ce temps « t » afin de calmer son désagrément. Quand la mère s'absente un peu plus longtemps, pendant un temps « t+x », le bébé est désemparé, mais, à son retour, on constate qu'il n'y a pas d'altération et qu'il s'en remet aussitôt. On en conclue que, pendant tout ce temps-là, le bébé a déplacé quelque chose en lui-même et d'aucun pense que c'est la prémisse des fonctions réflexives. La violence de l'attente parce qu'elle se limite à un désagrément supportable ne provoque pas seulement une frustration, mais une maturation. D'aucun pense qu'elle lui serait nécessaire pour édifier un début d'identification au monde extérieur. Le bébé vit cette frustration non pas comme une destruction, mais, comme le dirait Françoise Dolto, comme un frustration symboligène.
Par contre si l'attente dépasse les capacités du bébé, t+x+y, elle devient traumatique. Le bébé n'est plus soumis alors à une « castration symboligène », mais Il éprouve une coupure dans son sentiment d'existence et cela devient une matrice d'angoisses impensables.
On voit donc sur le fléau de la balance de quel poids pèse cette prémisse des fonctions réflexives : de l'autre côté du fléau vient peser rien moins que la perte de « maman » !
On peut donc dire que ce qui se construit à l'intérieur de l'enfant a un poids étonnement lourd, a un prix étonnement cher, qui ressemble à une attaque de lui-même puisqu'il s'agit de perdre, et de perdre ce qui semble le plus vital : l'objet maternel.
Un bébé normal est saisi de détresses inexpliquées
Marie, bébé de 6 mois, avait été jusque là sans problème, paisible et tout sourire lors de ses réveils. Or voici qu'elle se met à avoir des phases de pleurs. Tout le monde en est bien mari, et personne n'en trouve la cause. Sa maman, toute perplexe, sait cependant la détourner très vite de sa détresse par sa simple présence et l'incitation de sa voix toute douce. Ses épisodes de pleurs arrivent inopinément et persistent pendant quelques semaines puis vont en se raréfiant.
Mais trois à quatre mois plus tard, Marie se met à avoir des réveils nocturnes. Elle a élargi son périmètre d'autonomie, elle rampe, fait du quatre pattes et commence à se hisser à tous les supports pour se mettre debout. C'est une enfant radieuse, insatiable de découvertes, toujours aussi facile et sa joie de vivre rayonne sur son visage. Or lors de ses réveils nocturnes, l'intensité de ses cris est telle qu'elle mobilise ses parents à l'instant même. Ils la retrouvent hurlante, prise de panique et elle se précipite pour se cramponner à eux. Une fois retrouvés leurs bras, leurs voix douces et leurs câlins, elle se calme très vite et se rendort sans problème. Ces réveils pénibles ne sont pas réguliers ; ils surviennent parfois plusieurs nuits de suite, disparaissent pendant quelques semaines, et reviennent de la même façon. Puis ils s'éteignent.
A deux ans, le cercle de Marie s'est élargi de multiples nouveaux visages et la présence parentale s'est rythmée en séparations-retrouvailles. Au sein de ces retrouvailles, les parents ont introduit en alternance des temps forts et des temps plus distanciés. Marie est restée l'enfant plutôt facile et heureuse de vivre, avec des pointes de farouche opposition et des salves de « non » dont les parents comprennent facilement qu'ils ne veulent pas dire « non », mais « non pas toi, oui c'est moi ! ». Or voici que Marie se met à faire des cauchemars ! Ils sont apparemment affreux et Marie ne s'en défait pas si facilement ; cela prend plus de temps à ses parents au milieu de la nuit pour l'en sortir. Ces cauchemars viennent par série, plusieurs jours de suite. Disparus, ils reviennent comme une nouvelle vague quelques semaines plus tard.
Marie grandit et ses mésaventures nocturnes, sans disparaître tout à fait, deviennent de plus en plus rares.
Aux parents il a été dit que c'était l'évolution normale d'un bébé et que ces détresses passeraient toutes seules. Eux, ils n'ont été rassérénés que par la constatation de l'efficacité de leur présence auprès de leur enfant, mais, au fond d'eux-mêmes, ils savent bien et d'un savoir tout à fait sûr « que c'était sérieux ». Leur enfant dans ces moments-là était prise d'une « vraie » détresse et ils ne pouvaient pas s'en laisser dire par des propos la relativisant. Ils se demandent encore : « Mais de quoi s'agit-il ? Mais d'où cela vient-il ? Et puis cette même question : « que va-t-il en rester chez Marie ? » D'un savoir non moins sûr, ils savent qu'il va en rester quelque chose et que ce sera inscrit à l'intérieur de Marie.
Regardons plus précisément ces moments de pleurs :
Les Hurlements de la Naissance :
Le fœtus n'est nullement passif ; sa réceptivité in utero n'est pas seulement l'état d'être visité par des évènements sensoriels, mais c'est une réceptivité active. Il reçoit certes, mais il s'approprie, il classe, il sélectionne et il élimine. Dans le processus lui-même de la naissance, bien qu'on ne sache l'aborder que très difficilement, nous savons par l'haptonomie, entre autre moyen d'exploration, que le fœtus n'est pas passif, qu'il est partie prenante, réactif et présent. Tout porte à croire qu'il est « dans » le dynamisme de naître. A contrario, on a pu observer médicalement à quel point les nouveaux-nés sortis par une césarienne manquaient d'adaptivité au monde extra utérin, comme s'ils n'y étaient pas préparés, même biologiquement. Le nouveau-né qui sort de sa mère est donc dans l'expérience non d'être extrait, mais de « s' »extraire ; tel un navigateur qui sort de son port et, parti en mer, expérimenterait des déboires ; ce qui est entrain de lui arriver, il sait que c'est de son propre chef qu'il s'y est engagé ! Ainsi à sa naissance, dans son affrontement à sa sensation de nudité et d'agression du froid, et dans le chamboulement de la terrible révolution corporelle qui s'opère en lui pour aboutir à son autonomie cardio-respiratoire, il pâtit de ce dans quoi il « s'est lui-même »engagé.
S'inscrit ainsi dans un schème mnésique sans représentation un ennemi fondamental intérieur dont la dangerosité est à la hauteur de la déréliction éprouvée, à savoir l'incertitude sur l'intégrité de son socle organique et sur sa capacité à fonctionner harmonieusement.
Cet ennemi intérieur, n'est-il pas le pire traître que nous puissions jamais imaginer ? ! Léonard de Vinci a pu écrire : « Des grandes choses qui se trouvent parmi nous, l'existence du néant est la plus grande. » A y réfléchir, cet « ennemi de l'intérieur » me semble représenter la toute première formation de l'ombre dans la vie de ce nouveau-né.
Ainsi peut s'expliquer l'angle mort évoqué plus haut chez les sages-femmes et les obstétriciens : le nouveau-né qui hurle entraine une réaction en boum-rang : ses cris font se consteller chez les soignants l'image inconsciente de cet ennemi fondamental intérieur. Soudain il vient sonder la solidité de leur socle organique et son ombre de néant. Les membres du personnel médical démunis devant le geyser d'un tel contenu inconscient le projettent en toute inconscience sur le bébé.
Six mois de vie.
Marie perçoit avec une rapidité qui l'a submergée qu'elle n'est pas sa maman et que sa maman n'est pas elle. Jusque là les limites entre les deux se noyaient de brume si bien qu'elle avait pu naviguer d'un bord à l'autre illusoirement sans discontinuité. Maintenant sous le soleil de sa conscience qui est venu dissoudre un peu l'imprécision du contour de ce qui l'entoure, elle découvre la netteté des bords du continent maternel et la netteté des siens. Son continent se révèle, d'un coup, « sans » le continent maternel. Elle en perd pied ; le « sans maman » n'a pas de sens et sonne comme une catastrophe. Ces moments de conscience l'assaillent et elle fond en larmes.
Etre elle, Marie, fait tomber une condamnation : « Tu n'es pas ta maman ! ». Or le juge qui prononce cette sentence redoutable n'est autre qu'elle-même !
Heureusement la présence maternelle sait éponger une telle tristesse, mais au fond d'elle-même restent irrémédiables le juge et sa sentence, sentence dont elle pressent la profondeur, c'est une condamnation à perpétuité : « Pour toujours, tu n'es pas ta maman ; tu es toi !
« Ce n'est rien » continue à dire l'entourage !
Neuf-Dix mois :
Oh le bonheur de l'autonomie psychomotrice ! Marie n'a qu'une envie c'est de filer à quatre pattes et d'explorer. Mais elle découvre dans le même mouvement que, ce faisant, elle a mis une distance physique entre elle et sa mère. Elle revient à toute allure, mais elle s'est fait peur ! Et pourtant comme c'est excitant !
Mais voilà, pendant la nuit dans son sommeil, s'efface la solidité consciente du lien physique ; celui-ci devient incertain et c'est elle qui s'est jetée dans l'enfer d'avoir perdu sa maman en jouant à mettre de la distance entre elles deux. Elle se voit elle-même se condamner à cet enfer, et cela la fait brusquement hurler de terreur.
Heureusement papa et maman savent la sortir de cet enfer, mais n'empêche, c'est elle qui s'y est jetée ! Elle a été son propre bourreau !
« C'est tout bien ! » continue à dire l'entourage.
Deux ans :
Oh ! le bonheur de s'affirmer soi comme n'étant pas l'autre ! Le jour, en toute lumière de la conscience, Marie constate que ses parents grâce au déploiement de leurs trésors de diplomatie maintiennent le lien avec elle en lui permettant de contourner les affrontements brutaux vers lesquels elle se dirigeait. Mais la nuit, lors de ses cauchemars, son agressivité a passé les limites, elle a endommagé ses parents si bien qu'elle les a perdus, et elle se retrouve seule, perdue, au désespoir.
Etre l'artisan de sa propre perte en ajoute à son désespoir.
« C'est tout bien ! » ânonne l'entourage.
Le développement de l'enfant s'effectue grâce à ces sauts successifs qui sont autant d'émergences successives à la conscience de la capacité d'être soi-même, mais « rien ne se perd et rien ne se crée » à cette positivité consciente qui émerveille l'entourage et l'enfant lui-même se crée concomitamment à chaque fois une négativité qui est refoulée dans l'inconscient. Ces sauts successifs sont autant d'étapes initiatiques ; on ne peut plus jamais revenir en arrière si bien que ce que l'épreuve nous a fait perdre est perdu, tout à fait perdu, perdu à jamais. Il doit en être ainsi ! C'est tout l'intérêt du terme « castration symboligène » : à la naissance, le contenant amniotique maternel ne sera jamais plus et c'est au bénéfice de sa propre respiration et de son autonomie cardio-respiratoire, mais à quel prix ! Au prix du surgissement d'un ennemi prêt à sonder son socle organique et qui va se cacher dans l'inconscient. A six mois, la symbiose avec maman ne sera jamais plus, c'est au bénéfice d'être soi-même, certes, mais à quel prix ! Celui d'un juge dont la condamnation est à perpétuité ! Il a en plus provoqué le refoulement de ce bon objet « maman » dans l'inconscient ! Il en est ainsi à chaque étape ; la vie d'un bébé est véritablement extrêmement éprouvante, car ce sont autant de pertes et autant de « deuils » à faire ! Lentement, progressivement, péniblement, ces castrations symboligènes tirent l'enfant pour le sortir des rais de l'attraction endogamique, l'extraient de la pente incestuelle où il se laisse naturellement aller afin de le faire advenir à lui-même. Or, on le constate, à tout âge, l'enfant aspire à l'inverse, la pente endogamique et incestuelle sur laquelle il évolue l'entraîne si puissamment qu'il ne songe qu'à rester dans un continuum dans lequel il ne subirait aucune perte. Il déteste les césures du temps dans lesquels on l'inscrit : arrêter son jeu pour passer à table, cesser son activité pour sortir ou pour rentrer, laisser une construction pour aller prendre sa douche, sortir de l'eau pour venir dîner etc. Nous tentons de l'accompagner dans les césures de sa vie qui sont si compliquées pour lui afin qu'il parvienne à prendre les virages nécessaires et entrer dans sa vie propre. Serait-ce vrai pour lui seulement, n'est-ce pas aussi vrai pour nous encore ? ! A tout âge, nous sommes nous-mêmes entraînés dans le sens de cette pente endogamique et incestuelle et, sans cesse, il nous faut remonter contre cette force de gravité qui nous attire, aussi bien dans nos propres vies privées avec nos propres enfants que dans nos engagements en collectivité. Analystes, ne sommes-nous pas particulièrement bien placés pour saisir le ressort dont il s'agit, et nous-mêmes, ne sommes-nous pas parfaitement exposés et en bonne place pour en abuser ?
Les exemples de ces âges différents montrent bien que l'avancée du développement psychique de l'enfant met en jeu deux dynamiques concomitantes : d'un côté la construction de la pensée et de l'autonomie à partir du socle organique de l'image de base inconsciente du corps, source d'un bonheur fabuleux, mais, dans le même temps, s'édifie un double terrible, un personnage noir que nous avons vu tour à tour se constituer dans la vie inconsciente, assassin, traître, bourreau ou juge ! Celui-ci bien sûr n'est autre que l'enfant lui-même, Marie elle-même ! Or il jette le doute et la terreur sur son avancée psychique. Les traits de ce personnage qui d'étape en étape se précisent, en termes jungiens ceux de l'ombre entrain de se construire, révèlent de l'ombre un visage précis et une dynamique propre.
Chacun de nous dans sa petite enfance a constitué un « sanctuaire », pourrait-on dire, des objets primaires internes. En cas de danger, c'est vers eux que nous nous tournons spontanément. Mais, contigu à ce « sanctuaire », s'est dressée aussi une « maison forte », où se sont regroupés ces personnages noirs, ces traîtres. Chacun d'eux y a un espace propre, l'un n'a pas les mêmes traits ni les mêmes fonctions que l'autre, et, comme ce sont des traîtres, aucun d'eux, bien sûr, ne prévient jamais du moment de notre vie où il va intervenir !
L'oeuvre de Kafka
Comme on s'en serait douté, la littérature s'est approchée de ladite « maison forte ». L'oeuvre de Kafka par son étrangeté me semble justement rôder autour de celle-ci.
De la « maison forte » des « traîtres », nous ne savons rien et c'est dans ce but qu'elle est une maison forte. De manière analogue, chez Kafka, le procès est ne pas savoir en quoi il consiste. La procédure est engagée sans raison et n'est pas de l'ordre du justifiable possible. Joseph K. est lui-même son procès (songeons à Marie qui pleure). Il veut avoir des explications sur les éléments extérieurs qu'il prend comme n'importe quel juriste pour essentiels, mais ils ne sont pas de l'ordre du procès puisque c'est Joseph K. lui-même qui est ce procès. Tout dépend de lui, tout vient de lui, son arrestation se déroule conformément à lui-même et constitue une appropriation progressive.
Du point de vue clinique où nous nous placions, on peut comprendre qu'un traître est passé aux commandes, et que, fasciné par un processus inconscient, K., alias Marie, se bat avec une réalité distordue.
Joseph K. veut selon les lois en vigueur se maintenir dans l'horizon habituel des faits, mais l'ordre selon lequel il est arrêté n'est pas d'ici ni d'ailleurs ! On voit seulement qu'il se manifeste : un fait se déclenche et ce fait semble interne à Joseph K. !
Il en est ainsi des données d'un rêve ou d'une image d'un jeu de sable, ils ne dérivent d'aucune causalité engendrée du passé, ni d'aucune anticipation de l'avenir, les images nous placent devant ce qui est, c'est un fait et c'est comme cela et ce sont des faits internes à nous-mêmes ! Mais c'est une caractéristique du traître de les poser en authentique procès.
Le gardien lui dit que l'administration : « loin d'aller chercher la faute au sein de la population, est tout au contraire, comme le dit la loi, attirée par la faute et c'est nous, les gardiens, qu'il faut dépêcher sur place. C'est la loi. Où pourrait être l'erreur ? » - « Cette loi-là je ne la connais pas », dit K. Bien sûr, dirions-nous, comment serait-il possible de le savoir alors qu'il s'agit d'un processus inconscient ? ! Telle est bien sa faute, non pas d'ignorer la loi, mais de ne pas voir que c'est à lui qu'elle s'applique, sa faute est d'être lui. La loi, c'est ce qu'il ignore ; Joseph K. est sa faute, sa faute est d'être lui.
Que disions-nous de Marie dont personne ne comprenait pourquoi elle pleurait : sa faute était d'être elle, comme Joseph K. ?!
K. est assigné non à ce qu'il sait de lui, sa personne civile, celle qui est du ressort de ses papiers, de sa famille, de ses collègues, de son bureau, mais assigné à ce « désormais », ni projet, ni terme, ni fin. K. est simplement « mis en demeure ».
Marie hurlait parce qu'elle était mise en demeure et rien de son entourage ne pouvait répondre à l'assignation.
Ce qui va avoir lieu après cette arrestation n'a pas encore eu lieu et ce qui a lieu est tel que rien d'autre n'a lieu que ce qui a lieu. Tout ce qui se passe empêche toute autre chose de se passer à sa place.
En ce sens « l'entourage » qui dit que tout va bien, que ce bébé va bien, ont raison ; rien ne se passe qui ne doive se passer !
Ce que le fortuit entraîne n'apparaît qu'au bout. Mais d'ores et déjà, avant même que les choses se déroulent, il est déjà trop tard. Le fortuit se produit inexorablement, il n'est jamais que le premier instant de l'inéluctable, il inaugure une série qui, dans son déroulement, est la seule possible puisqu'aucune autre n'a lieu.
Le fortuit déclenche un phénomène inconscient, la sortie du traître de la maison forte et, une fois à l'oeuvre, il est là pour faire son travail, inéluctablement, comme tout phénomène inconscient.
Ce n'est pas quelque mécanique extérieure, quelque destin fatidique qui se met en route, mais le « sujet » lui-même et lui tout seul.
Rien n'expliquera jamais à Marie pourquoi elle hurle, c'est elle seule la cause de sa terreur dans cette part ignorée d'elle. Jetée d'un coup, par un retournement soudain, dans une présence à soi dont les repères s'effondrent tour à tour, elle se découvre dépouillée de toute référence possible. Il n'y a plus d'acquis.
K. ne commet rien, ne fait rien, il est là simplement, concomitant à ce qui l'entoure. Il n'a pas commis de faute, il est la faute. La faute est l'existence même, en tant qu'inappropriée à la situation et se manifeste dans un moment inopportun.
Le procès est de n'en rien savoir, le château est de ne pas l'atteindre. Le trajet va sans avoir atteint. Blaise Pascal : « Ainsi s'écoule la vie. On cherche le repos en combattant quelques obstacles ; et si on les a surmontés, le repos devient insupportable. »
Joseph K. ne cesse de poser des questions, d'aller à la rencontre du tribunal, il manifeste son existence plutôt que de vivre. C'est bien pourquoi le tribunal envoie deux exécuteurs pour en finir avec lui. C'est lui encore qui accélère le mouvement lorsque les deux exécuteurs le mènent au lieu de son exécution. Ce qui est en jeu, c'est se devancer en permanence et ne jamais pouvoir même rattraper ce soi-même toujours devant lui-même.
Le traître empêche de vivre, il demande en permanence la justification d'exister et pousse à la fuite en avant pour la trouver.
Sans doute est-ce la raison première qui talonne tous ces hommes et toutes ces femmes qui « n'arrêtent pas » dans leur vie de courir, de faire des tâches, de travailler, de s'entraîner, de « compétitionner » sans arrêt, sans ponctuation, sans recul, sans voir vraiment l'autre et surtout l'autre en eux-mêmes.
Sa faute est qu'il doit avouer, c'est-à-dire cesser d'exister en tant qu'accusé. Or Joseph n'a rien à avouer, il est coupable d'être contemporain de lui-même. Ne plus être accusé, c'est disparaître et c'est ce qui se passe à la fin du procès. K. disparaît car il n'est rien d'autre que sa condamnation.
Tout au long du livre, K. s'enferme dans des procédures sans fin, dans des discussions interminables qui ne peuvent avoir pour sujet que ce dont il est l'objet, or l'effondrement des repères met K. dans le désarroi, la nudité du sujet. La présence du corps est constante chez Kafka, le corps transpercé, saisi, empoigné, enfermé, mis à nu, la réduction au dépouillement radical. « Qui t'a dit que tu étais nu ? » est-il dit dans la Génèse.
Dans l'effacement des repères reste la nudité, le corps, le socle organique.
C'est aussi la raison pour laquelle la loi ne peut que se graver sur la peau (cf. La Colonie Pénitentiaire). Je porte sur la peau cette inscription, au plus intime, qui fait voir sans me faire voir : c'est moi qui ressens, et ce sont les autres qui voient. On est « jeté » dans celui qu'on est et qu'on aura avec soi la vie durant. Mon ressenti me prouve et me marque comme ce moi que je suis : « Je me ferai des entailles par tout le corps », dit Rimbaud dans Délires. Telle est bien la faute originelle : je « sais » mon corps (socle organique), c'est de cela dont je suis coupable. La faute de Joseph K. c'est lui-même.
Le traître initial que nous avons croisé à la maternité, celui du socle organique capable de donner des coups de sonde en traître, se fait ainsi connaître par le corps et le corps dénudé. Il le sonde, le met à l'épreuve, lui lance des défis.
Le corps doit être exposé, sondé, provoqué. Dans la Métamorphose le corps de Samsa est exposé en scarabée, dans la Colonie pénitentiaire le corps du condamné est exposé nu aux regards de l'assistance. Le corps « est » d'être exposé. Au tribunal les corps sont exposés ; tous reconnaissent aussitôt l'accusé en K., à sa nudité, à son exposition. Ils reconnaissent du même coup son énergie, sa persévérance et son défi : vous n'en aurez pas sitôt fini avec moi ! Le corps répond présent et tête baissée relève le défi !
Au moment d'être papa, nombre d'hommes se lancent à eux-mêmes des défis physiques : une escalade qu'ils n'ont jamais entreprise, un périple à vélo qu'ils n'avaient jamais osé courir, une course contre la montre dont ils n'ont pas les moyens, un saut en parapente etc. ? Trop souvent la mort est là, comme à un rendez-vous qu'eux-mêmes avaient fixé, le pic de mortalité chez les hommes dans les jours qui suivent la naissance d'un enfant est là pour le montrer ! Ces hommes n'étaient pas dépressifs, leur traître intérieur a fait seulement une sortie (s'est constellé), a lancé un défi et comme l'insecte vis-à-vis de la lampe, ces jeunes valeureux nouveaux papas ont foncé dessus !...
De même pourquoi tant d'athlètes n'arrêtent leur effort que lorsque la douleur physique les en contraint ? En les faisant souffrir, elle leur prouve que leur socle organique est bien là, bien vivant, constatation première de leur vie à laquelle ils ne cessent d'avoir recours pour entrer dans la conscience d'eux-mêmes ! Ne peut-on pas en dire autant des tatouages et des piercings, on dirait qu'une fois commencés, leur envahissement ne saurait s'arrêter, de la peau aux muqueuses et de la bouche au sexe !
Kafka, dans le « Le Terrier »,, met en scène un animal qui creuse pour échapper au bruit de celui qui le menace ; méthodiquement, il élabore des tunnels en cercles concentriques pour pouvoir fuir, se blottir, attaquer, se protéger. « Certes il est des ruses à ce point astucieuses qu'elles se suppriment elles-mêmes » dit l'animal qui creuse pour échapper à ce bruit qui le poursuit sans cesse. Il déplace le bruit en creusant toujours plus loin. « J'écoute en dix endroits et je remarque nettement l'illusion, le sifflement est resté identique, rien n'a changé ». Il fuit quelqu'un qui le menace, « Mais il ne vient personne et je reste voué à moi seul (…) en faire le tour par cercles successifs devient l'occupation de ma vie, c'est presque comme si c'était moi l'ennemi et que j'épiais la bonne occasion pour entrer par effraction. »
Le terrier et son entrée semble une image très parlante pour l'objet premier maternel. L'inlassable creusement est une tentative pour retrouver le socle premier et son contenant maternel, à tout prix se maintient la recherche d'une réassurance, celle qui est la plus sûre et la plus fondamentale devant la menace.
Mais quelle menace ? Pourquoi cette menace purement fantasmatique et indéfiniment projetée sur un poursuivant fantasmatique ? Sans doute faut-il revenir aux pleurs inexpliquées du bébé et à la réponse maternelle et parentale « good enough » comme le dirait D.Winnicott, c'est-à-dire à la réponse bien adaptée. Lorsque cette réponse précisément ne l'est pas, qu'elle est inadaptée ou même ressentie comme attaquante, il se produit un traumatisme, et ce traumatisme vient « s'engrammer » dans la vie inconsciente. Si l'on reprend nos images, la mère, par sa réponse inadaptée, rejoint ceux qui attaquent, c'est-à-dire le « traître » et son action délétère. Jusque là, la « maison forte » et le « sanctuaire des objets premiers » se tenaient de manière contigüe l'un à l'autre, mais ils restaient sans communication réciproque. La réponse inadaptée de la mère vient précisément en provoquer une ; elle creuse un passage entre les deux. Un traître peut alors sans peine s'exfiltrer au sein même du sanctuaire ! Voici pourquoi celui qui « creuse », au moment même où il s'y acharne pour trouver soutien et refuge dans le sanctuaire des objets premiers, entend le sifflement du traître et ce sifflement ne le quitte pas !
Enfantillages que ces images ? Oui, mais au sens propre du terme : c'est ce que nous construisons dans notre petite enfance et qui, inlassablement au fil de notre vie, vient nous rejoindre « fortuitement », mais, comme Kafka le met si bien en scène, de manière « obligée » !
Un moment d'une thérapie
Un jour, Catherine qui avait huit ans arriva chez moi sans voix. Elle avait fait beaucoup de cauchemars ; je la trouvai très pâle et elle chuchotait. « J'ai peur ! » Dans sa petite enfance, son père l'avait pendant plusieurs années maltraitée et l'intervention du juge pour enfants l'en avait soustraite. « Je vais te dire quelque chose que je n'ai jamais dit à personne parce que j'avais peur. » Elle se mit alors à me parler d'une voix si faible que je n'en entendis quasi rien du tout ; surtout, à mon grand étonnement, elle bondit d'un coup pour faire la roue ! Mais après sa première roue, elle en enchaina une autre et, même, elle ne s'arrêta pas ! Sans discontinuer, une roue suivait l'autre dans un mouvement sans fin. Outre le fait de ne pas entendre ce qu'elle me disait, j'avais peur qu'elle ne se fît mal en heurtant un meuble, mais je n'arrivais absolument pas à la dissuader de continuer ! Je compris donc qu'elle en avait besoin, besoin d'être dans ce mouvement-là et de se laisser entraîner de manière quasi hypnotique pour se sentir elle-même et pouvoir me parler. Aussi, dans la tentative de capter ce qu'elle était entrain de me confier d'une voix sans voix, je ne pus que suivre son mouvement et me mis à enchainer à toute vitesse des pas chassés pour rester constamment à son niveau au gré du trajet qu'elle suivait. En même temps il fallait que je reste penché en avant pour me mettre au plus près de son murmure. Elle lâchait dans un souffle et par bribes des bouffées de souvenirs très précis de violence et de terreur. Nous évoluions ainsi tous les deux à vive allure, elle roulant autour de l'axe de sa parole, nous deux tournant autour du centre de la pièce, évitant de justesse les multiples obstacles. Séance chorégraphique impressionnante et épuisante ! La semaine suivante, après s'être assise, elle me dit avec un grand sourire : « Ca va très bien ! » et elle poursuivit par une construction de kaplas tout en équilibre fragile.
Elle m'a évoqué Le Terrier. Son mouvement qui « roulait » sans s'arrêter autour de la pièce semblait fuir une menace dont sa voix murmurée me faisait part, mais en même temps il s'enroulait clairement sur un centre, celui de la pièce. Je compris que le réveil de souvenirs terribles lui faisait ressentir le besoin primordial de retrouver de la sécurité en se recentrant sur son « sanctuaire des objets premiers », symbolisé par le centre de la pièce. Mais, s'en approchant, elle se trouvait aux mains d'un traître exfiltré de la « maison forte » d'où le renforcement de sa peur et la défaillance de sa voix ! Le fait de me sentir faire l'impossible pour l'entendre, accueillir sa peur et m'associer à la « danse » de son recentrage a vraisemblablement constellé chez elle un contenu du « sanctuaire » suffisamment puissant pour l'apaiser, ou, plus précisément, le dynamisme transférentiel mis en acte dans la séance a donné corps et actualisé la sécurité donnée par l'objet premier.
Conclusion
En suivant sa construction, nous avons constaté que « l'ombre » se révèle sous un aspect personnifié et que celle-ci semble consubstantielle au bourgeonnement de la vie de l'enfant. Dans la construction progressive de soi à contre-courant de l'endogamique et de l'incestuel, il s'agit d'un autre soi-même prêt à attaquer soi-même en traître !
En thérapie, un tel personnage apparait soudain et de façon« fortuite ». Au moment où on le nomme, le patient se sent immédiatement en présence d'une partie hypersensible de lui-même et dans la véracité d'une émergence importante. Cela lui parle ; oui il le connaît et il reconnaît l'attaquant !
Il serait intéressant à partir du matériel clinique d'enfants en psychothérapie et particulièrement des images qui émergent dans leurs jeux de sable d'entrer plus avant dans la noirceur de ce(s) personnage(s) d'ombre et d'en montrer la formation au fil des étapes du développement de l'enfant. Les moments électifs seraient évidemment les moments de passage, les castrations symboligènes. Nous avons vu la castration ombilicale ; il faudrait aller regarder ce qui se joue lors des castrations orales, anales et génitales, quels visages de traîtres apparaissent alors ; à qui a-t-on à faire ?....
D'instant en instant, l'enfant écrit un poème, sa vie est poème et son poème dit le continu de sa vie. C'est dans le continu de ce poème vivant qu'il nous attend, nous les thérapeutes. Les personnages des contes, Poucet, Barbe-bleue, Boucle d'or et tous les autres, les personnages de la grande littérature, Gargantua, Hamlet, Pinocchio, Joseph K. et tant d'autres nous permettent de rejoindre cette rive poétique et d'y prendre pied. Le langage, ce passage, assure les allées et venues de la vie à la pensée, d'un continu à un autre continu et nous nous essayons à ce que nos passages ne soient pas de l'ordre de ceux de Charon sur le Styx, où ce qui est passé s'avère sur l'autre rive un cadavre ! De Marie et de Catherine, à Joseph K. et au Terrier, l'ombre prend un, plusieurs, visages qui demeurent toujours mystérieux et voilés, comme un poème qui ouvre un champ tellement plus vaste que ce qu'il tient entre ses signes ! Poème vivant, nous courons après lui avec nos filets conceptuels, et lui, résolument, il continue de s'écrire...
Cyrille Bonamy