Le courage, le transfert

Collège de Psychologie Analytique, psychanalyse jungienne

Le rassembler, le prendre à deux mains. 

N’écouter que lui. Mais qui parle alors? 

Le perdre, en manquer. En avoir, ou pas. 

Qu’est-ce à dire?

 

Le mythologème du médecin blessé

 

Le mythologème grec du médecin blessé est proposé par Jung (1953) comme amplification de ce qui se passe pour l’analyste dans la rencontre avec un patient : l’analyste est touché, mais ne s’en rend le plus souvent pas compte immédiatement, dans la mesure où il s’agit d’un phénomène inconscient. Mais c’est parce qu’il est touché, dérangé voire encombré, même sans savoir consciemment par quoi ni comment, qu’il se met au travail, pour retrouver un état suffisamment intègre, pour lui-même. Ce faisant, il commence à travailler aussi pour son patient, il devient son analyste. Je partage cette expérience et souscris à cette conceptualisation. 

 

Il arrive que nous soyons en tant qu’analystes touchés consciemment aussi, au plan émotionnel, puisque les émotions sont conscientes. Cela peut s’avérer tout aussi perturbant. L’envahissement du champ de conscience limite notre disponibilité. Nous occuper de ce qui nous dérange nous met au travail, dans la relation analytique. Ces mouvements psychiques, conscients et inconscients, font ainsi partie intégrante du travail de l’analyste. Le dérangement ou l’encombrement suscités forment un substrat à élaborer, à transformer dans la relation analytique qui vise à favoriser et soutenir le processus d’advenue à soi-même de l’analysant.e.

 

L’énonciation d’un manque de courage

 

Des patients évoquent parfois en séance leur manque de courage, passager ou consubstantiel à leur être. Il arrive que cela se répète, qu’une plainte succède au constat. Les paroles prononcées alors, comme autant de mots mis en musique, nous sont adressées dans le transfert et ont donc des effets, d’ordre inconscient, dans la relation transférentielle. Effets qui restent sous le seuil de la conscience jusqu’à ce qu’ils l’atteignent, à un moment ou un autre dont l’advenue ne s’éclaire qu’a posteriori. 

 

L’énonciation d’un manque de courage nous mobilise également au plan émotionnel, conscient, dès lors accessible au travail d’élaboration, à commencer par le passage de l’émotion au sentiment. Transformer l’éprouvé en connaissance, lui découvrir et lui donner du sens restaure la possibilité d’un état de disponibilité suffisant pour poursuivre le travail analytique en tant qu’analyste. Avec au passage des effets espérés, attendus, pour le patient, qui pourront se manifester au travers de rêves, paroles, ou comportements.

 

A propos du courage

 

La piste étymologique du courage mène au coeur, qui pour la doxa, ou discours du conscient collectif nous constituant chacun.e en partie, représente au plan symbolique le siège des sentiments, comme construction mentale (Damasio,1995), à partir du retentissement cardiaque réel des émotions. La manifestation somatique des émotions est connue depuis toujours et se mesure, s’objective. Jung y adossa les protocoles expérimentaux d’associations, à l’origine de sa conceptualisation des complexes. C’est en l’occurrence la peur, émotion liée à la perception d’une menace ou d’un danger réel, ou fantasmatique comme la peur de vivre, qu’un acte de courage, qu’il s’avère de parole ou moteur, doit permettre de dépasser, surmonter, traverser, vaincre, selon la métaphore qui s’invite dans la parole.  

 

L’acte de bravoure se distingue de l’acte de courage par un excès, aux confins, peut-être, de l’arrogance. La question peut alors se poser de savoir si braver un danger réel, ou bien fantasmatique, relève toujours du courage. Autrement dit, y aurait-il un seuil au delà duquel le courage basculerait dans l’inflation, inflation d’un moi  peut-être contaminé par un autre complexe, voire un archétype. Un moi qui serait tenté d’outrepasser les limites de son champ d’action, au bénéfice éventuel de son idéalisation? 

J’ai reçu un homme profondément destabilisé, qui venait d’être révoqué par les sapeurs pompiers au motif qu’il prenait en intervention des risques insensés, pour lui et ses collègues. Cet homme ne pouvait entendre que la devise « Servir ou périr » ne constituait pas plus la demande d’un sacrifice aveugle qu’une incitation ordalique ou une invite à l’expression grandiose d’un pouvoir (sur)humain.

 

Quoi qu’il en soit du courage ou de la bravoure, le conscient collectif accorde une valeur positive et souvent son indulgence aux actes qui dérivent d’une relation du sujet avec son coeur, c’est-à-dire avec ses valeurs. A l’extrême du spectre, la dite dimension « passionnelle » d’un crime en représente une circonstance atténuante pour nombre d’entre nous. Nous pouvons nous demander si cette indulgence témoigne de la tentation d’une identification, peut-être débordante d’hubris, à celui, plus rarement celle, la violence féminine prenant en général des formes moins musculaires, qu’on se plaît à envisager comme emporté par ses sentiments intenses, passionnés, plutôt que sujet à un passage à l’acte paranoïaque. 

 

Dans la vie, la littérature, le secret des cabinets, se montrer courageux.se, en manifestant un acte de courage, suscite l’admiration, ou par un retournement pathologique, l’envie. Pour autant, force est de constater que celui ou celle qui a manifesté un acte de courage, généralement ne se considère pas tant comme admirable, courageux, que comme ayant fait ce qu’il y avait à faire, ni plus ni moins, dans un contexte donné et au regard des valeurs qui lui tiennent profondément à coeur (Fleury, 2010). Au plan clinique également, il est bien plus rare d’entendre en séance une personne évoquer son courage que son défaut de courage. 

 

L’acte de courage manifeste - c’est mon hypothèse - l’engagement dans l’action d’un sujet au moi suffisamment intègre, c’est-à-dire dans un état de cohésion suffisamment bon, ni trop rigide (pente plutôt paraonoïde), ni trop lâche (pente plutôt  schizoïde). L’analyse que Jung fait de son « rêve de Siegfried » (Jung, 1961) illustrerait cette hypothèse.

 

A propos du manque de courage

 

J’entends parfois en séance prononcer ces paroles, en lien avec la peur de vivre :

« Je sais ce que je devrais faire… J’ai bien bien conscience de ce que je devrais lui dire… ce que je devrais leur dire à tous … Je me rends compte que je ne suis pas là où je devrais être… Mais je n’en ai pas le courage… Je n’y arrive pas… Je ne peux pas… » 

Ces paroles ont en commun de pointer l’écart que la personne constate entre la situation dans laquelle elle se trouve et celle dans laquelle elle pressent qu’elle pourrait ou devrait se trouver, au regard de ce qui fait valeur pour elle. En d’autres termes, dans ces moments-là, l’analysant.e témoigne d’une limite à son pouvoir d’action et le déplore, sur différents modes, qui selon mon expérience augurent de l’évolution plus ou moins favorable du travail analytique. 

 

La souplesse ou la massivité des défenses mobilisées au moment du constat du manque de courage forment un repère clinique de valeur. La culpabilité ou la honte associées au constat du manque de courage me paraissent de bon pronostic lorsqu’elles se révélent motrices. Le moi peut retrouver barre sur ses décisions, aiguillonné par la nécessité de combler l’écart entre ce qu’il perçoit de son fonctionnement actuel et ce qu’il entrevoit d’un fonctionnement plus juste pour lui. Par contre la tonalité dépressive qui incline vers la parole mélancolique des personnes au moi englué dans une éternelle étreinte avec l’objet dont il ne se différencie pas, cette tonalité-là ne me parait pas de bon pronostic vers un possible rassemblement du courage, à court terme en tout cas. La tonalité la plus péjorante est celle de la délectation morose d’une plainte masochiste.

 

La relation transférentielle

 

L’élaboration des traces laissées en moi par l’écoute des personnes qui à un moment de leur cheminement thépeutique, analytique, énoncent leur manque de courage face à l’épreuve de vivre me porte à considérer cette conscience de manquer comme un marqueur, dans le travail analytique, de l’enjeu du franchissement nécessaire d’une limite, qui en l’occurrence parait ne pas pouvoir se faire. 

Car l’évocation du manque de courage parlerait d’une immobilité, en lieu et place d’un saut propre à relancer en conscience le processus d’individuation. C’est proche de ce que propose Vladimir Jankelevitch (1963) à propos du courage : 

 

Le courage est la vertu de l'action et le pouvoir de faire face en allant au-devant du futur et en affrontant le péril ; il ne s'agit plus d'attendre qu'advienne l'avenir, mais de solliciter, précipiter, hâter, guider la futurition.  

 

L’analysant.e qui énonce en séance n’avoir pas, plus assez ou plus du tout de courage m’en fait prendre conscience et je réagis émotionnellement à cette difficile ou impossible mobilisation de ce qui pourtant lui apparait comme la ressource nécessaire pour traverser une certaine problématique. 

Ce contenu apparait sous une forme plus ou moins défensive, variable en intensité comme en nature, suscitant en retour, de mon côté de la relation transférentielle, de la compassion, de l’abattement, une impatience ou une exaspération plus ou moins aigüe, face à l’éventualité, le risque de l’acceptation d’une stase dans le tramage de l’analyse ou la thérapie et donc dans le processus d’individuation. 

 

En dernier ressort, c’est ma croyance dans l’analyse, comme processus de soutien et accompagnement de l’advenue à soi-même, qui peut se voir mise en question par l’expression d’un manque de courage. Cette sensibilité personnelle prend naissance à la fois dans l’expérience vécue de la conquête difficile, jamais définitivement acquise de mon propre courage, sans doute, mais aussi dans la valeur que j’accorde à l’idée d’une « vie vivante », qui suppose l’engagement du moi, capable d’actes de courage si la situation l’exige. 

 

Cela réfère à un quatrième temps de l’analyse, si les trois premiers sont exprimés par le laisser advenir, l’observation et la confrontation. Le quatrième temps est celui de l’action, qui mobilise l’éthique dans l’évaluation de la distinction entre vivre une vie sans vie et vivre une vie vivante.

 

Etre le plus au clair possible sur ma croyance m’aide à tenir à l’oeil la furor sanandi qui pourrait se tapir dans l’ombre de la position clinique psychanalytique qui inscrit l’offre initiale faite au cours des entretiens préliminaires du côté de la vie vivante, avec a minima l’espoir anxieux que le sens l’emporte sur le non sens (Jung, 1967).  La neutralité de l’analyste consiste bien davantage, de mon point de vue, en un travail constant d’élaboration de ses éprouvés, pensées, mises en conscience de toute nature, qu’en un couvercle vissé sur son intimité en présence de l’analysant.e.

 

Retour au courage

 

Le courage se manifeste par un acte de courage. Acte de parole, acte physique, mais acte toujours, qui procède d’une décision consciente du moi et ne se constitue pas dans l’impulsivité mais en connaissance de cause. Que cette cause qu’il s’agit de défendre relève d’un effet d’évidence ou se dessine au terme d’une délibération plus ou moins longue. J’ai l’idée que le courage fait naturellement partie des ressources d’un moi suffisamment intègre, qui peut dès lors en disposer comme réponse adaptative à un problème posé par l’environnement, interne ou externe.

 

 

Bibliographie

 

Antonio R. Damasio, 1994, trad. fr. 1995, rééd. Odile Jacob, coll. « Poches », 2001

Cynthia Fleury, 2010, La Fin du courage, éd. Le Livre de poche, 192 p

Vladimir Jankélévitch, L’aventure, l'ennui, le sérieux,Paris : Aubier Montaigne, 1963

CG Jung, La guérison psychologique (1953), Genève, Georg, 1993. p243)

CG Jung, « Ma vie » : souvenirs, rêves et pensées, Gallimard, collection Témoins, 1967.

 

Marie-Christine Simon