LA PUDEUR
Du terreau de mon enfance et des codes qui m’ont entouré, qu’ai-je retenu au sujet de la pudeur ? Assurément qu’il y avait des conduites personnelles à éviter, comme on évite des nourritures de mauvais goût et d’autres particulièrement savoureuses. Dans le domaine de la sexualité qu’il y avait une conduite de bon goût empreinte de retenue et son contraire dont il allait de soi qu’on était capable par soi-même d’en évaluer l’indécence et la vulgarité et donc de s’en écarter.
Mais sur ce sujet, étonnamment, rien ne semblait guère questionnable pour un enfant. Mes sporadiques tentatives avaient tourné court devant la gêne induite chez mon interlocuteur/interlocutrice ! L’enfant que j’étais a dû cueillir çà et là ce qui de toute manière resterait implicite. Non seulement certains sujets ne relevaient donc pas du domaine public, mais même dans la sphère privée il fallait s’en débrouiller très seul. Domaines « épineux » donc qu’il ne fallait pas mettre à nu, mais maintenir à couvert. Est-ce à dire qu’ils recélaient-ils une intensité cachée ? Ce que je réussissais à en glaner restait maigre et ne venait jamais d’un discours explicite, mais seulement de l’imbibition familiale. Une foule de questions se posait à moi devant telles ou telles réactions de père, mère, frères et sœurs : des coups d’œil, les allures de l’une, de l’un, le ton des répliques, l’œil approbateur ou sévère d’un adulte, les ricanements discrets sur un sujet osé, des sourires entendus, un regard appuyé, toute une infinité de petites touches impressionnistes issues de confrontations voilées, sûrement plus internes qu’externes dont je ne percevais que des éclats discrets à partir desquels je bâtissais une montagne de réflexions. Sans que je m’en rende compte, fut ainsi balisé devant moi, tout un champ existentiel qui devait faire l’objet de retenue, de gestes réservés, de paroles mesurées, comme s’il fallait n’en laisser paraître qu’une crête. Ce champ s’il incluait tout le domaine sexuel s’étendait en réalité de manière indéfinie, embrassant un immense horizon que peu à peu j’appris à discerner comme « mon for intérieur ».
La pudeur pourrait n’être considérée comme guère plus qu’un art de vivre, or si l’on interroge les textes fondamentaux de l’humanité on s’aperçoit que ceux-ci la considère comme un fondement humain essentiel. Dans son immense fresque des origines de la vie, la Bible par exemple l’introduit, dès l’origine, par le jaillissement inopiné d’une brutale impudeur (Gen 9). Son récit a eu une postérité iconographique considérable, au point que tout enfant la connaît : l’arche de Noé (Gen 8) tel un bébé entouré du liquide amniotique maternel, a été portée par les eaux du déluge en protection de l’extrême violence du monde. La décrue (le progressif retrait du maternel) laisse apparaître un îlot continental (l’émergence du Moi conscient) qui permet à Noé de reprendre les activités d’une vie normale et de faire son travail d’homme : il réalise alors des plantations et en particulier celle de la vigne. Sa conscience restant encore élémentaire, il s’enivre du fruit de la vigne, et sombre dans le sommeil. (l’avancée de la dynamique de la conscience est non seulement suspendue mais reflue). Or l’un ses trois fils, Cham, découvrant la nudité de son père, ne trouve rien d’autre que de se moquer de son sexe et de l’exposer à ses deux frères, Shem et Iaphet.
Selon le midrash (commentaire de la Tradition Juive), chacun des trois fils de Noé porte un visage emblématique de notre humanité, symbole de trois mouvements intérieurs qui nous habitent. Cham a le visage de la capacité vitale qui nous vient du matriciel (1) (du côté de la générosité), Shem celui de la recherche de sens (recherche de la vérité du sujet), et Iaphet celui de la beauté.
Le récit fait donc état d’une soudaine incongruité : la spontanéité caractéristique de Cham l’entraine à faire un attentat à la pudeur ! On a l’impression de l’entendre : « Venez voir les mecs ! Profitons en bien ! » (Gen 9/22) Le midrash va très loin, il dit que Cham n’a rien fait de moins que castrer son père ! Ses deux frères Shem et Iaphet, constatent le caractère insensé de son geste (c’est la fonction de Shem) et son aspect hideux (fonction de Iaphet), à eux deux ils tentent de le corriger en réintroduisant ce qui caractérise la pudeur, le retrait : ils couvrent la nudité de leur père.
Mais, à son réveil (réveil de la conscience), Noé prononce une malédiction qui semble incompréhensible : « Maudit Canaan ! » dit-il. Or l’auteur du méfait n’est pas Canaan, c’est Cham ! Canaan est le quatrième des fils de Cham ! D’autre part pourquoi le « maudire » ? Le midrash en donne une explication : cette malédiction loin d’être une imprécation n’est que le constat des conséquences du geste de Cham. Se moquer du sexe de son père équivalait à le castrer, c’est-à-dire à lui enlever la possibilité de procréer un quatrième fils (il en a trois : Shem, Cham et Iaphet). Cham, en faisant ce qu’il a fait, a réalisé une malédiction sur tout quatrième enfant, sans se rendre compte que, son propre fils, Canaan, était « son » quatrième, et qu’il serait donc le premier atteint par ce qu’a signifié son geste.
Suivent deux versets étranges (Gen 9/25-27) où Noé dicte les rapports que doivent avoir entre eux les trois lignées de ses fils : « Canaan sera au service des deux autres, et Iaphet habitera les tentes de Shem. » Ceci peut se comprendre comme le fait qu’à s’en tenir à la seule capacité vitale de Cham représentée par sa descendance, Canaan, il n’y a pas de promesse de vie possible, comme cet épisode calamiteux d’impudicité vient de le montrer. Aussi ce qu’il en est en chacun de nous de cette énergie vitale représentée par Cham doit se mettre au service du travail d’élaboration que nécessite la recherche de vérité de l’être (Shem) et celle de la beauté (Iaphet) et ne pas la laisser à elle-même dans sa seule dynamique. « Canaan doit se mettre au service de Shem et de Iaphet ». La pudeur est cet espace qu’il faut construire en chacun pour permettre de réaliser une telle coopération. Enfin Iaphet habitera les tentes de Shem parce que l’univers esthétique (Iaphet) ne génère ni l’éthique, ni le travail du sens qui vient de Shem.
La fresque biblique emblématise ainsi trois fils qui tressent autant notre vie individuelle que notre vie collective. On sait par exemple à quel point, dans l’antiquité, l’éducation spartiate outrancière centrée sur la force du corps viril (Cham) a plongé la Grèce dans une guerre civile sans fin et l’usage qu’en a tiré toute la rhétorique nazi au XXème siècle. De même les codes esthétiques poussés à l’extrême (Iaphet), par exemple au Japon au XIXème et XXème siècle, qui ont mené aux catastrophes que l’on connaît.
Dans cette fresque biblique, l’impudeur est donc d’emblée présente dès les origines et posée comme une problématique centrale. Son contraire, la pudeur, est le champ de recul qui est nécessaire pour accueillir ce qui provient de ces trois composantes de l’humanité, les problématiser et élaborer des positions humaines susceptibles de générer la vie.
Le mot « pudeur »
Il vient du latin pudor qui signifie le sentiment de honte et par là-même ce qui en découle : la réserve, la retenue, la délicatesse, la timidité. Comme un rayon de lumière, le mot se difracte en de multiples nuances et dans son champ existentiel viennent : domaine privé, intimité, cacher, secret, for-intérieur « ne pas » (ne pas dire, ne pas montrer, ne pas exposer, ne pas faire). L’idée qui peut être retenue est celle d’un retrait, retrait de soi-même -- ou en soi-même-- pour ne pas encombrer le champ des autres.
De prime abord, on pourrait penser qu’une telle attitude aie à voir avec l’introversion, mais l’attitude inverse, l’impudeur, qui est rebutante et abusive, insinue la possibilité d’un envahissement sur autrui, et même, pourquoi ne pas l’avouer ?, d’un danger, d’une menace, celle d’un envahissement par les énergies de l’inconscient. Ce n’est pas de l’ordre de l’introversion ou de l’extraversion, mais d’un risque de submersion par l’inconscient. Un fait ethnologique que j’ai eu personnellement à vivre en montre le déploiement.
Un fait ethnologique
Un jour au Sahel, au fin fond de la brousse, parlant avec deux mamans non loin de leurs cases, je vis passer près de nous une femme toute jeune qui marchait vite et tenait son ventre proéminant en se dirigeant vers le marigot. Naïvement je demandai : « Mais où se dirige cette femme ? ». « Elle est pressée, elle va accoucher ! » fut la réponse. Je dis alors encore plus naïvement : « Comment ?! Personne ne l’accompagne pour lui porter de l’aide ?! » Mes deux interlocutrices me regardèrent bouche-bée, prises d’un effroi réel. « Heureusement que non ! Si cela survenait, quel malheur ne pourrait-il pas tomber sur le village ?! » Je restai interloqué par cette déclaration, et cette fois n’osai rien ajouter. Je ne comprenais vraiment pas le lien qu’elles voyaient entre l’aide apportée à une femme qui accouche et le malheur qui fonderait sur le village. Ce qui me frappait par contre était la solitude qui était imposée à cette femme et qu’elle s’imposait à elle-même.
C’est beaucoup plus tard que j’ai pu entrevoir leur cheminement de pensée. Mettre au monde un bébé en effet ne consistait pas à faire simplement venir un bébé à la vie, mais c’était aussi faire passer au grand jour ce que la mère tenait jusque-là caché à l’intérieur, dans son ventre, inaccessible à qui que ce soit d’extérieur et plus particulièrement à la vue de quiconque. Or chacun savait que « l’esprit » qui habitait cette femme pour qu’elle enfante n’avait pas mis en route un processus qui soit unilatéralement du côté de la vie, il pouvait aussi bien se retourner en processus de mort ; trop de femmes mouraient en couche pour qu’on ne le sache pas ! L’« esprit » (dont nous, jungiens, percevons la nature « archétypique ») est chargé d’une fantastique énergie qui pouvait procurerer la vie, mais aussi bien se retourner et apporter la mort. Tant que ce processus ambivalent de la grossesse était maintenu à l’intérieur de la femme, tout le village en était protégé. Le sort, c’est-à-dire l’évolution vers la vie ou vers la mort, restait incertain jusqu’au terme de la grossesse : nul ne pouvait savoir ce que cette énergie allait produire en sortant de ce ventre. Allait-il répandre une énergie catastrophique sur le village ou une énergie favorable qui donnerait sans problème le nouveau-né attendu ? Or c’était à la femme qu’était dévolu, et à nul autre, la tâche de maîtriser seule cette passe dangereuse qui exposait soudain à l’extérieur ce qui jusque-là était tenu à l’intérieur. À elle, une fois l’enfant expulsé, de prendre possession sans délai du placenta et de l’enterrer au plus vite. Le placenta en effet, loin d’être un organe simple, était, en lui-même, un être vivant, mais un être hybride, donc « anormal », composé à la fois de la mère et de l’enfant, c’est-à-dire qu’en terme animiste, il était spécifiquement animé d’un « esprit » qui dans le ventre de la femme avait pu donner la vie, mais qui pouvait aussi bien à l’extérieur provoquer la mort. Aussi, dès la naissance, devait-il immédiatement être neutralisé en l’enterrant avant qu’il ne puisse produire quelque catastrophe. Ceci expliquait l’effroi que j’avais vu se dessiner sur le visage des deux femmes.
Cette histoire corrobore ce dont on peut être témoin dans nos blocs obstétricaux modernes où, à chaque naissance, se dégage une incroyable atmosphère numineuse (due à la présence d’énergies archétypiques) dans laquelle évoluent les parents et le personnel soignant. Une fois passée l’extraction du bébé, l’attente de la délivrance (l’expulsion du placenta) génère une tension lourde de menaces et quand elle survient, c’est avec soulagement que sont repérées l’absence d’hémorragie et la formation du globe utérin qui assure l’hémostase. Malgré l’ambiance stérilisée de nos blocs obstétricaux, le monde archétypal, les « esprits » chez des animistes, semble presque palpable !
La culture du monde animiste est rude, comme cette histoire le souligne crûment ; quelle solitude pour cette toute jeune mère qui a dû endurer d’être laissée à elle-même à ce moment crucial de sa vie ! Une telle dureté à cet endroit met en exergue des enjeux que nous ne voyons plus dans notre culture. Dans ce monde du Sahel, la différentiation individuelle est très limitée eût égard à l’exigence absolue d’une solidarité de groupe pour survivre ; l’individu n’a dès lors d’existence que dans son rapport à la famille ou au clan. Il s’agit d’un monde du collectif où les manifestations archétypiques affleurent à tout moment et où les personnes n’en sont, en somme, que des acteurs. Ainsi la femme qui accouche ne fait qu’agir « l’esprit » qui l’anime de l’intérieur et qui va produire vie ou mort. La marche rapide de la femme vers le marigot traduisait l’impératif absolu dicté par le clan qu’elle tienne dans son cercle féminin personnel exclusif toute l’énergie de cet « esprit » qui la travaillait de l’intérieur et que celle-ci ne se répande pas sur le clan. Qu’est-il signifié et exprimé là de manière si forte ? Ne s’agirait-il pas de l’essence même de la pudeur : traiter ce qui nous revient en propre des énergies archétypiques, à nous personnellement dans notre propre espace, afin d’en préserver autrui et, nous-même, d’être préservé dans cette opération de l’intrusion d’autrui.
Le point de vue externe du regard ethnologique a l’intérêt de rendre apparent ce qui est en jeu de façon interne en chacun de nous. Notre vie intérieure est en effet animée de forces fantastiques, l’équivalent des « esprits », qu’il s’agit d’accueillir et de canaliser pour en faire surgir de la vie et non son inverse, la mort. On peut dire, en suivant pas à pas la métaphore de la femme du Sahel que la pudeur est cet exercice en nous-même qui vient réguler ce qui sourd continuellement des énergies archétypiques. Bien entendu il s’agit d’un exercice intérieur qui vise à notre propre construction en évitant de nous répandre sur autrui ou d’en être empêché par lui.
Ce que l’on peut observer dans les séances de « jeux de sable » ou de psychothérapie de petits-enfants corrobore le fait observé en brousse : l’exercice de contenir « l’esprit » (ce qui surgit de l’inconscient) incombe à la femme seule. Dans leurs histoires, les enfants dès le plus jeune âge montrent, tant chez le garçon que chez la fille, que les personnages qui prennent le rôle de contenir les mouvements impulsifs, de dériver les envahissements agressifs humains ou bestiaux, de tempèrer les colères ou d’abriter les débats houleux sont quasi toujours des personnages féminins, et si l’on regarde bien les lieux où cela se passe, ceux qui permettent de se replier ou de se mettre à l’abri ou de discuter sont eux-mêmes marqués d’un caractère féminin : la grotte, la cabane, la tente, la maison, et jusqu’à la forteresse qui protège de ses généreuses et imposantes masses arrondies. C’est constamment au féminin que s’exprime la fonction de contenir ce qui jaillit soudain ou s’avance comme un danger. À l’inverse, on ne voit guère de femmes chez les guerriers, les chasseurs, les cow-boys, les explorateurs, ceux qui vont au-devant de l’inconnu ou affrontent les dangers.
S’en étonnerait-on ? L’embryon se développe in utero et, l’enfant dans sa première année poursuit son élaboration psychique à l’intérieur de la couverture maternelle. Les îlots de conscience s’ils peuvent se former et se rassembler jusqu’à l’apparition d’un Moi authentique le peuvent parce qu’ils sont entièrement couverts par le Soi maternel. La mère reste longtemps pour l’enfant un ouroboros à l’intérieur duquel il est lové et qui réalise pour lui à la fois un contenant protecteur pour la construction de son monde interne et concomitamment son contact avec le monde externe. Elle est la jonction et la transition entre ces deux mondes, le monde interne et le cosmos externe : tout ce qui s’élabore chez l’enfant se réalise grâce à cet intermédiaire. Peu à peu le Moi de l’enfant prend forme et consistance et le Soi de l’enfant se différencie de celui de la mère archaïque et, de cette construction psychique, l’enfant garde inscrit au fond de lui-même la fonctionnalité de ce qu’a réalisé chez lui le féminin maternel, celle de contenir les flux archétypiques pour les transformer en matériaux intégrables par le Moi.
Chez l’adulte, cet exercice intérieur d’élaboration de ce qui vient de l’inconscient reste difficile et donne lieu pour l’éviter à de multiples projections. Un deuxième exemple ethnologique dont j’ai été témoin dans la même région en montre les enchaînements.
Je faisais mes consultations et dans le défilé d’enfants terriblement atteints, j’avais diagnostiqué une insuffisance cardiaque chez un garçon de six ans. Il avait eu un vraisemblable rhumatisme articulaire aigu qui avait détruit sa valve mitrale et allait donc mourir rapidement. Or de façon totalement improbable s’est présenté la possibilité, grâce à l’association « Terre des Hommes », de l’évacuer en France pour l’opérer afin de poser une valve artificielle. Or les parents venaient de la brousse la plus profonde.Il fallut un travail laborieux de traduction et d’explications pour leur faire saisir les enjeux et les possibilités extraordinaires qui s’ouvraient à eux. Après leurs premiers refus, ils donnèrent enfin tous les signes d’avoir compris la situation et, avant de donner leur réponse, ils allèrent consulter le « chef de terre », c’est-à-dire le sorcier qui interroge la terre pour déterminer si les esprits étaient favorables à l’entreprise ou non. La réponse fut positive. Non sans émotion et non sans le recrutement de d’une chaîne de personnes pour habiller l’enfant (il était nu) et lui procurer des papiers (administrativement il n’existait pas !) l’enfant finit par partir. Il fut opéré à Paris et, un an plus tard, il revint guéri au pays. Quel victoire contre la maladie, le sort, le sous-développement, quel succès incroyable !
La suite fut, hélas, consternante et laissa tout le monde dans une incompréhension totale. Les parents ne retournèrent jamais dans leur village mais zonèrent autour de « l’hôpital ». Ils ne donnèrent pas à manger à leur enfant car ils étaient dénués de tout. Lentement l’enfant se mit à dépérir de malnutrition. Malgré de nombreuses interventions de différentes autorités et civiles et traditionnelles, les parents ne se mobilisèrent pas, l’état de l’enfant empira et une infection intercurrente finit par l’emporter. Un désastre !
Ce qui s’est passé montre la réalité de la force de projection à l’extérieur de contenus inconscients qui auraient dû être traités à l’intérieur. Tout d’abord les énormes efforts déployés auprès des parents pour se faire comprendre ont été à la mesure non pas d’une difficulté de traduction, mais de leur propre impossibilité de problématiser à l’intérieur d’eux-mêmes ce dont il était question. L’intervention du sorcier nous a donné l’illusion que l’entreprise avait trouvé son chemin d’acculturation non seulement pour les parents mais pour leur village. En réalité elle a constitué une échappatoire. Le sorcier leur a permis de projeter sur lui ce qu’ils ne pouvaient pas traiter par eux-mêmes : la « terre » avait donné un avis positif. ! Mais les parents eux-mêmes n’ont jamais donné un avis qui soit le « leur ». Au retour de l’enfant, la situation n’avait en rien évolué. Vraisemblablement ils ne pouvaient pas retourner chez eux sans constituer une menace grave pour le village. L’enfant par sa bonne santé avait contré l’esprit qui l’avait possédé et promis à la mort ; s’ils revenaient chez eux, logiquement cet esprit irait se retourner contre le village. Tel devait être le raisonnement tenu par leur clan, aussi, s’ils revenaient au village, ils seraient lunchés avant qu’un malheur puisse survenir.
Force est de constater que tout s’est passé à l’extérieur de ces parents et qu’ils n’ont rien pu élaborer de l’intérieur. Ils ont poussé leur enfant dans ma consultation « pour voir », sans vraie volonté de guérison, dans l’idée peut-être que j’infléchirais la volonté maligne de l’esprit. Ils ne décidèrent de rien, mais s’en remirent au sort dicté par « la terre ». Ils ne se réjouirent pas de l’issue favorable, de leur enfant bien portant, mais attendirent le diktat de l’esprit. Qu’il fût mortel, qu’y pouvaient-ils ?
Quant à nous, nous nous sommes laissé infiltrer par ce qu’ils venaient déposer passivement sur nous. Pour être à la hauteur des enjeux il eût fallu prendre le problème à la racine et commencer par un travail de maïeutique, leur faire dire et penser comment ils comprenaient ce qui leur arrivait, parler leur langue, aller puiser dans leurs trésors culturels, raisonner en proverbe, raconter des histoires, entrer dans le processus subtil du palabre. En bref leur offrir le contenant culturel et spirituel qui aurait été la matrice de leur pensée. Un tel recueil n’est autre que le travail de la pudeur, recul vis-à-vis de ce qui fait soudain saillie, travail du féminin.
Si l’on considère la vie adulte réelle, cet exercice du féminin semble se faire chez la femme à partir de « son être femme » qui est naturel et conscient, alors que chez l’homme il se fait à partir de son propre féminin qui, chez lui, fait partie de sa vie inconsciente, c’est-à-dire à partir de ce que son anima vient impulser à son moi conscient. L’exercice du féminin chez lui, et donc celui de la pudeur, requiert une émergence à partir de son monde complexuel inconscient, ce qui complique sérieusement l’exercice et le rend difficile. Cela rend sans doute compte de l’expression tout à fait asymétrique de la pudeur chez la femme et chez l’homme. Chez la femme, elle paraît une donnée première, naturelle et permanente, alors que chez l’homme la retenue ne semble pas spontanée, ni vraiment répandue, mais toujours le fruit d’une élaboration soit provoquée extérieurement par l’éducation soit intérieurement par un travail sur soi. Spontanément chez lui, tout se passe comme si le monde complexuel inconscient commençait à déborder avant-même que la pudeur n’entre en action. On le constate dans les faits courants : la sexualité excite les garçons de manière immédiate bien plus que les filles ; leurs yeux et leurs discours tournent autour d’elles comme des bourdons autour de fleurs. Ce sont les hommes qui visionnent les sites de show sexuels et de pornographie et de la même façon, ce sont eux qui spontanément provoquent ou s’adonnent à une franche agressivité. On les retrouve largement plus que les filles dans les sports à haut risque, les arts martiaux ou le football. Et même à un niveau plus secondaire, comme l’ambition personnelle intellectuelle ou professionnelle, arriver aux responsabilité de premier rang, avoir de hauts revenus sont des préoccupations plus vives chez les hommes que chez les femmes. Notre culture est le miroir de cet état de fait, elle infuse au garçon qu’il ne serait pas un homme s’il n’était pas capable d’exhiber et son pouvoir et sa richesse et sa puissance sexuelle. De tels présupposés existent moins chez les femmes ou à un degré moindre. Chez elle, vient en premier une forme de retenue et c’est par un processus secondaire qu’elle infléchit cette donnée première pour revendiquer ce qui est inféré aux hommes.
Le voilement de la nudité et des organes génitaux n’est donc que l’une des expressions de la pudeur dans notre culture.
Ailleurs, en pays chauds, dans la brousse d’Afrique subtropicale par exemple, la nudité est traditionnellement naturelle, les seins ne sont pas voilés, le sexe de la femme, étant interne, n'est qu’à peine caché d’un pagne discret ; quant aux hommes, la flaccidité de leur pénis signant une fonctionnalité excrétoire naturelle n’invite guère à y prêter attention. Cette façon de pouvoir évoluer dans un état de nudité sans créer de problème relationnel contient un message implicite sur la pudeur. L’homme et la femme ont la capacité de ne pas laisser s’introduire dans leur espace commun ce à quoi pourrait inviter leur sexualité : l’invasion de toutes les relations par les pulsions sexuelles. C’est un premier message sur la pudeur : elle ne consiste pas à cacher son sexe, ou à nier la sexualité, mais à mettre à sa juste place cette énergie archétypique qui provient de l’Éros.
Par contre dans ces mêmes contrées, lorsque l’excitation sexuelle « prend » l’homme et la femme, l’un et l’autre sont alors possédés par un « esprit » qui, s’il se répandait à l’extérieur, pourrait créer de graves dommages au village. C’est donc confinés dans un espace fermé et dans l’obscurité que s’accomplissent leurs actes intimes. Une fois encore, c’est à la femme qu’il revient de « tout » retenir dans son espace intérieur, non seulement l’organe mâle que « l’esprit » a métamorphosé en sa forme active, raide et turgescente, mais aussi la fougue-même de cet « esprit » qui anime l’homme et dont la femme enveloppe, retient, et contient les mouvements jusqu’à l’acmé de l’acte sexuel. Rien ne filtrera donc à l’extérieur ni de cet « esprit », ni de la magie sexuelle.
Si l’on y réfléchit, la pornographie réalise une duplication inversée de cette façon de se comporter : elle expose les sexes en pleine lumière, érigé chez l’homme, le plus ouvert possible chez la femme, tout pour l’œil voyeur qui éteint la « magie » sexuelle, c’est-à-dire la production d’étincelles dans la nuit de l’intimité : ni nuit, ni intimité, ni étincelles, la chair sans âme : une mort de l’âme !
La pudeur est une prévention de cette mort de l’âme. Intrinsèquement liée au féminin en chacun de nous, elle se manifeste tout au long du développement.
C’est ainsi par exemple qu’on peut parfois voir un tout petit, au moment où émerge l’opposition qui signe sa conscience d’être quelqu’un, s’enfermer pour faire ses besoins. Il le fait pour mimer les adultes, mais également pour se signifier et le signifier aux autres qu’il a son propre corps, différentié des autres et qui lui appartient. « Moi, c’est moi ! J’ai mon domaine qui n’appartient à personne d’autre ! »
De façon plus habituelle et plus manifeste, la pudeur apparaît généralement chez nous à l’aube de l’adolescence, ou parfois un peu plus tôt dans le sillage de l’âge de raison. Assez soudainement, l’enfant rechigne si on ne le laisse pas seul lorsqu’il prend sa douche ou qu’il doit changer de tenue vestimentaire. Il veille à s’enfermer alors qu’antérieurement c’était la dernière de ses préoccupations. Son entourage s’aperçoit alors qu’il porte un nouveau regard sur lui-même. Un état de conscience nouveau fait son apparition hors de l’obscurité de l’inconscient. La pudeur veille alors au respect de son intégrité, exige l’intimité, ferme son domaine privé, et surtout elle cache le secret du formidable travail intérieur qui est en cours et les scories que celui-ci produit nécessairement. Celles-là, il ne faudrait à aucun prix qu’elles soient dévoilées aux autres. C’est ainsi que s’édifie son for intérieur.
Dans les thérapies par le jeu de sable, ceci apparaît à travers des changements structurels dans la configuration des mises en scène.
Chez l’enfant, ne se posaient jusque-là que des regroupements géographiques de personnages ou d’objets, figurant de manière lâche des zones d’activité psychique. Des arbres denses : la nature sauvage. Des meubles : la maison. Des maisonnettes : la ville. Des bateaux et des poissons : le domaine maritime. Des hommes Play mobiles en arme sur des chevaux galopant : les conquêtes à venir etc. Tout se joue dans le même espace encadré par les bords du bac à l’intérieur où se focalisent des pôles mal délimités d’une certaine dynamique. C’est un peu comme chez les Inuits où entre un dehors gelé où l’on ne peut pas se tenir et un dedans viable il n’y a pour exercer l’intimité que le lieu collectif unique réchauffé autour d’un seul feu ; de facto la différenciation des uns vis-à-vis des autres reste élémentaire. C’est donc dans ce lieu collectif que se déroulent les actes intimes, sans qu’une grande pudeur individuelle puisse se marquer.
Or, chez le jeune adolescent, surgit une nécessité nouvelle, celle d’ériger des cloisons délimitant des espaces spécifiques : de la maison les murs doivent être nettement marqués ou carrément construits, dans celle-ci la lunette des WC ne peut plus être à côté de la commode du salon, mais entre quatre murs configurés matériellement, de même de la salle de bain et des chambres à coucher. Des rues apparaissent entre les mêmes maisonnettes pour architecturer l’espace urbain. La grève entre mer et sable, jusqu’ici d’une limite floue, se dessine avec plus de netteté et même prend consistance au point de devenir le vrai quai d’un port qui permet aux navires d’appareiller. Les poissons jusque-là épars viennent à se regrouper dans des filets. L’homme caracolant à cheval se dirige vers un but, un alter ego, une femme, un enfant. L’enfant dans la rue se faufile entre une mère et un père spécifiques et à la nuit ceux-ci dans leur maison vont dans leur chambre où ferme une porte et, couchés dans le même lit, se couvrent d’un drap. Autant de signes d’un moi qui se différencie.
Avec elle, viennent des prises de conscience très difficiles et hardies pour l’enfant qui génèrent un sentiment de honte : ce qui lui vient à l’esprit, ce dont il a envie, ce qu’il laisserait bien déborder n’est pas correct, pire c’est moche, encore pire c’est lamentable, pire du pire c’est effroyable. Jusqu’ici il n’en avait cure, ce qui lui passait par la tête passait in fine par le filtre parental, or son mouvement intérieur exige maintenant de tout s’approprier pour décoller de l’univers des parents. Tous les monstres qu’il transformait en acteurs de ses jeux d’enfant prennent une actualité existentielle déroutante, et même envahissante au point qu’il a le plus grand mal à les réguler. Qu’en faire sinon tout taire et tout cacher ? Telle est la forme que prend sa pudeur à ce moment de sa croissance. Il en a d’autant plus besoin qu’un domaine commence à émerger, particulièrement déroutant, celui de la sexualité.
La même réalité rend ardu le début d’une thérapie : rien ne va de soi, tout est difficile et l’enfant a honte. Il ne saurait dire de quoi, mais son sentiment est bien là : la honte ! Comment d’ailleurs l’inverse serait-il possible ? Comment n’aurait-il pas honte du charivari de sa vie qu’il n’arrive pas à mettre en ordre et pour lequel on l’amène consulter ? Ce qui lui vient spontanément est donc de tout cacher et qu’aucun œil externe ne le découvre. Ce n’est que lorsqu’il se rend compte que le cadre de la thérapie est nettement délimité par un lieu, un rythme, un espace sans personne d’autre que lui et le thérapeute et un secret professionnel qui coiffe totalement la thérapie qu’il peut commencer à se détendre un peu . Quand enfin il voit qu’on lui propose le jeu de sable, somme toute une boite où il va pouvoir tout « cacher » sans rien dire, une détente apparaît ! Telle est l’exigence de sa pudeur !
Au fil des séances, il expérimente qu’il peut lâcher ses monstres, faire des cataclysmes, agir des choses horrifiantes, dire des choses inconvenantes, qu’elles sont accueillies, que le thérapeute n’en est pas déstabilisé, et qu’il renvoie même des paroles pertinentes ou apaisantes. Ce n’est plus seulement le cadre qui est contenant, mais la vie inconsciente du thérapeute qui vient au-devant de la sienne. Les confrontations qui devaient se passer en interne, dans son for intérieur seulement, se déroulent grâce au transfert en étant étayées par la vie inconsciente du thérapeute. Soudainement c’est comme si son espace intérieur s’était élargi à l’espace de la thérapie et qu’il pouvait supporter dorénavant les confrontations qui se présentent. La honte devant sa « merde » intérieure fait place à la pudeur mise en œuvre à deux, c’est-à-dire le recueil à deux de son fantastique brassage intérieur parce que le thérapeute y a été convié dans le transfert.
Ce qui se passe en thérapie montre ce qui se passe de façon spontanée chez l’enfant. La pudeur est une garde vis-à-vis des impacts du monde inconscient, elle régule les flux énergétiques qui en émanent pour que le moi ne se fasse pas déborder et puisse continuer à piloter sa vie consciente. Dans cette tâche, elle veille à mettre autrui à distance.
C’est une réalité existentielle qui vient imprégner l’enfant au travers des jeux subtils de l’espace familial. Cela commence extrêmement tôt, dès le berceau. Quand les parents donnent spontanément à leur enfant un doudou « tout doux » que font-ils sinon inciter leur bébé à « se retirer » en lui-même et à fantasmer autour de quelque chose comme un double imaginaire avec lequel il va ne plus se sentir seul. Dans le retrait où il se glisse avec lui, tout ce qui le remue intérieurement entre dans un dialogue entre lui-même et un autre lui-même. Cet objet transitionnel initie donc très tôt l’exercice-même de la pudeur : se parler en soi-même dans une activité fantasmatique proche du rêve de tout ce qui se trame en soi. L’enfant amplifie et approfondit ce mouvement au sein de la vie familiale. En permanence ses parents lui signifient une forme de transit entre la vie inconsciente et les réalités conscientes. Fort de l’expérience qu’il en a faite à travers eux, entrant dans l’adolescence, il s’approprie d’une manière personnelle ce dialogue intérieur ; il s’y appuie puissamment pour trouver sa voie propre. Il intègre « sa » pudeur personnelle qui dès lors va jouer d’interface active avec sa vie inconsciente. Les discours sur cette pudeur, les interdits divers proclamés par diverses autorités morales, n’auront de poids que parce qu’ils entrent en consonance avec ce que cet adolescent a déjà intégré du « jeu » profond de la pudeur. Les données du surmoi en particulier ne réalisent que de simples inflexions dans les jeux subtils qu’il a vécus et enregistrés dans l’espace familial et qui constituent dorénavant son expérience propre.
Quand l’enfant questionne l’adulte sur tous ces transits implicites qu’il a perçu dans l’espace familial, il constate chez cet adulte de la gêne. Mais comment celui-ci ne serait pas pris de court ? L’enfant surgit soudain là où cet adulte lui-même se tient en retrait, dans son espace intime, c’est-à-dire cet espace où s’effectuent des transits secrets entre domaines conscient et inconscient. C’est un espace incertain d’où il est difficile qu’émerge une parole claire, espace essentiel pourtant d’où émerge notre créativité et où demeure notre sexualité, l’une comme l’autre, on le sait, se dissolvent au grand jour de la conscience. Dans leur rencontre intime, les amants se taisent et ne « savent » plus rien. Devant l’œuvre d’art, les résonnances sont telles qu’elles laissent muets. Devant la grandeur d’une nature sublime, nous sommes saisis. La pudeur préserve cette possibilité de suspension de toute discrimination, elle rend libre un espace pour l’émerveillement à venir.
Comme on peut bien sûr le constater, la pudeur telle qu’on l’a dessinée se fait sans arrêt bousculer, violenter ou anesthésier par le cours de la vie. Notre façon de vivre soumise aux stimuli continuels de tous ordres nous plonge dans un courant consumériste extrêmement puissant, sinon violent. Il nous aspire dans une dérive dont il est très difficile de redresser la direction. Le marketing vise explicitement à subvertir le calme de notre espace intérieur, celui qui nous est nécessaire pour traiter les problématiques qui nous échoient, il fait tout pour l’éventrer ! Pire, les incitations sexuelles omniprésentes et les images sexualisées s’écoulant sous nos yeux à grand débit offrent à tout-va ce qui devrait rester intime, c’est-à-dire qui devrait rester dans la sphère privée et non s’étaler sur la sphère publique. Comment ne ressentirait-on pas alors en nous-même notre propre féminin (c’est-à-dire notre capacité de contenance) débordé par ces flux ? En sentant cette réalité, je repense à la jeune-femme filant d’un pas rapide vers le marigot et je me dis : « l’esprit » n’est pas contenu, ne va-t-il pas faire un travail de mort !? »
Est-ce si nouveau et pourquoi en est-il ainsi ? Si la pudeur possède le rôle de garder en interne ce qui sourd en nous du monde inconscient avec tout le monde pulsionnel qui en découle, si elle est une permanence active nécessaire aux élaborations qu’il nous faut réaliser à partir des contenus inconscients qui surgissent sans discontinuer, il est logique de penser qu’elle possède une ombre et que cette ombre s’affirme comme un anti-féminin. Or force est de constater que cette ombre effectivement est active constamment, et qu’elle a réalisé et réalise des dommages considérables, aujourd’hui comme hier. Son action est parfaitement repérable dans l’histoire collective.
L’ombre de la pudeur et son histoire sociétale
Il s’agit d’une histoire séculaire ou millénaire des plus lourdes ! Si nous nous en tenons à l’antiquité gréco-latine dont nous sommes si largement issus et plus précisément au monde hellénistique dont nous avons des sources abondantes, ils nous ont légué une vision de la pudeur qui fait frémir et très significativement dans le domaine sexuel (2). Quelques traits saillants vont nous intéresser pour tenter de mieux cerner la pudeur non directement mais à travers sa contre-image que ce monde en a donné.
Les ruines de Pompeï, d’Herculanum, et de tant d’autres sites archéologiques ainsi que la décoration des vases antiques sont unanimes et ne portent aucune ambiguïté sur le sujet : la grande préoccupation à cette époque antique était d’affirmer son pouvoir -- un pouvoir fondamentalement masculin bien sûr !– ce qui ne laisse aucune place à la pudeur telle que nous l’avons présentée. Donner à voir aux autres non seulement sa propre nudité, mais son activité sexuelle qu’elle soit hétéro ou homosexuelle ne s’avérait nullement « impudique » (3). Par contre, était « impudique » pour un homme libre, et même transgressif, le fait de remplir un rôle passif pendant l’acte sexuel, quel que soit le partenaire, femme ou esclave, qu’il s’agisse d’un rapport génital ou d’un rapport anal. Il était évidemment encore plus transgressif pour un homme libre ou pour une femme libre de se faire pénétrer par un esclave. L’activité sexuelle pour la société hellénistique était une affirmation de pouvoir et vouée à l’exercice d’un pouvoir : pouvoir sur la femme pour en obtenir une progéniture, pouvoir sur les esclaves, hommes ou femmes, pour en obtenir du plaisir. Les banquets se terminaient dans l’enivrement, la musique et les plaisirs orgiaques grâce aux ménades dont la tâche était de réveiller les phallus assoupis. L’organe mâle en érection portait le nom spécifique de « fascinus », d’où nous viennent les mots « fascination » et « fasciner », comme si le propre de l’acte sexuel consistait à l’effacement de la conscience dans un processus d’emportement par les énergies archétypiques, mais toujours en toile de fond dans une volonté d’afficher son pouvoir. L’acte sexuel n’a rien à voir avec une reconnaissance de l’autre et ne présume d’aucun lien interpersonnel, il est l’expression d’un pouvoir qui doit s’affirmer, en tirer « sa » jouissance et en faire montre aux autres.
Au début de notre ère cependant, un poète, Ovide, écrivit des poèmes qui chantait l’amour réciproque, c’est-à-dire mettant l’insistance sur la dimension interpersonnelle de la sexualité. L’empereur Auguste en a immédiatement pressenti le pouvoir subversif sur l’équilibre de la société romaine tout entière et le fit aussitôt exiler aux confins de l’empire. Son gendre et successeur, l’empereur Tibère, confirma cet exil.
Lui-même, cultivant les particularités d’être anachorète (4) et nyctalope (5), s’était retiré sur l’île de Capri, là, il s’était fait construire un pavillon qui avait une salle unique dont il avait fait décoré les murs des peintures du grec Pharrasios, connues pour être techniquement remarquables mais qui, toutes, décrivaient des scènes explicitement pornographiques, exposant en détail toutes les variantes possibles des positions dans les rapports sexuels qu’ils soient réalisés à deux ou en nombre. En regard de ces peintures, Tibère avait fait placer des blocs où l’on pouvait s’étendre et s’ébattre. Il priait ses invités de prendre place en pleine nuit sur chacun de ces blocs dispersés et d’exécuter devant lui dans la pénombre les positions représentées par la peinture qu’ils avaient sous leurs yeux. Ainsi, pour lui seul visionnaire dans cette pénombre, tentait-il de capter l’objet même de la fascination et son déroulement. Ce qui l’intéressait n'était nullement les personnes qui besognaient, mais c’était le pouvoir de saisir pour lui seul l’action et l’animation des fascini ! Jouissance fascinée du dévoilement et de la prédation par le regard des gesticulations des sexes qui s’ébattent, dominent, pénètrent et in fine sombrent. Cette virilité de l’homme pénétrant la femme et s’engloutissant dans la jouissance animale rappelle un autre engloutissement celui du corps de l’homme disparaissant dans la mort. Tibère, encore, faisait jeter devant lui des esclaves du haut d’une falaise de Capri pour les « voir » au moment de l’engloutissement dans la mort.
Le monde de l’époque hellénistique était véritablement fasciné par le sexe et par la mort. En réalité, il s’agissait d’une culture véritablement populaire dont les jeux de cirque étaient le paroxysme, avec le même voyeurisme dans l’exposition des corps nus offerts à la férocité des bêtes sauvages ou dans les combats de gladiateurs qui jouaient avec la mort : fascination de pouvoir voir, saisir pour soi-même, le plein exercice de la mort !
D’ailleurs le ludibrium, au sens propre « la risée », était un rite d’indécence proprement romain. Lors de la Priapée, cérémonie qui consistait à brandir le fascinus géant contre l’invidia (jalousie) universelle et où processionnait le « liber pater » (phallus monumental) les jeunes-gens des deux sexes rivalisaient dans le cortège en se lançant des vers fescennins, sarcasmes les plus grossiers possible et insultes sexuelles. Sous toutes ses formes, tournois d’obscénités, saturae (histoires satiriques), declamationes, sacrifices humains dans l’arène, chasses feintes dans des parcs feints, le ludibrium était un jeu sarcastique ritualisé qui s’est étendu à tout l’empire. Par ces châtiments, ces spectacles de mort affrontée, ces sacrifices sous forme de combats à mort, la société se vengeait et se rassemblait autour de la mise à mort transformée en un objet risible. Tout triomphe comportait des mises en scène d’humiliations sadiques qui déchaînaient les rires et soudaient les rieurs dans une unanimité vindicative.
Tel a été le monde hellénistique dans sa promotion du pouvoir mâle, exaltant la fascination de l’Éros et excluant toute pudeur.
À la même époque cependant certains peuples se positionnaient très différemment vis-à-vis de l’exercice du pouvoir. Les Celtes en Gaule, les Daces dans l’actuelle Roumanie avaient créé des démocraties actives, c’est-à-dire un système politique qui imposait, aussi bien au peuple qu’au pouvoir exécutif, des retenues, expression même d’une pudeur, c’est-à-dire le fait de délaisser la force brute au profit de médiations complexes. On sait que la Gaule loin d’être un pays de barbares était un pays civilisé dont la culture rayonnait. Les historiens pensent d’ailleurs que c’est l’une des raisons de l’écrasement de ces peuples par les légions romaines, la force brutale et l’efficacité militaire du pouvoir impérial romain se sont avérées nettement supérieures aux défenses issues de sociétés empêtrées dans leurs débats démocratiques !
À la même époque également, dans le bassin méditerranéen, les Juifs dans leurs nombreuses communautés vivaient selon d’autres critères. L’exigence éthique et l’étude communément répandues chez eux, réalisaient une expression collective de ce que nous avons essayé de dessiner au sujet de la pudeur. L’étude qu’ils pratiquaient était nullement une activité de la seule intelligence, mais une forme de manducation de l’Écriture qui en interrogeait les sens possibles pour faire émerger davantage de conscience dans la vie. L’Araméen des targoumim (6) et du Talmud, plus tard le Yiddish et le Ladino ont constitué autant de langues qui contenaient de manière vivante et des citations bibliques et des commentaires et des inclusions du monde qui les entouraient. Elles véhiculaient et transmettaient donc à la fois une tradition vivante et une façon d’appréhender le monde environnant : un entre-deux qui fait passerelle vers l’autre. L’éthique était tout entière tournée vers la reconnaissance de l’autre et cherchait la justice vis-à-vis d’autrui. Leur sexualité n’avait de sens qu’à l’intérieur d’un lien interpersonnel, avec des rôles et des statuts certes très asymétriques entre l’homme et la femme, mais toujours dans un lien interpersonnel. Chez eux, chaque personne quelle qu’elle soit avait une identité à respecter, ce que ne partageait pas autour d’eux le monde romain. Leurs problématiques essentielles ne tournaient pas autour du pouvoir ; leurs esclaves par exemple n’étaient pas réellement des esclaves, mais des ouvriers qui étaient soumis aux mêmes lois que leurs maîtres ; comme eux, ils s’arrêtaient de travailler à Shabbat, avaient leur propre vie familiale et, quelles que soient les circonstances, étaient « libérés » après sept ans de service. Les couples étaient monogames et si, dans la loi, l’adultère était en théorie puni de mort, c’était purement théorique puisque la loi exigeait que deux personnes aient été concomitamment témoins de l’acte-même de l’adultère (chose quasi impossible) pour qu’une telle condamnation puisse être prononcée. La conséquence en fut qu’aucun Sanhédrin (tribunal rabbinique) n’en a jamais prononcé ! Les orgies sexuelles étaient bien entendu interdites et la sexualité n’avait de réalité que dans l’espace privé familial. Quant aux jeux de cirque, ils étaient absolument honnis.
Ce régime d’exigence éthique et leur niveau de culture ont entraîné un décalage significatif de leurs mœurs par rapport à celles des peuples qui les entouraient. Ils ont ainsi offert de facto, aussi loin qu’on remonte dans l’antiquité, un support de projection aux insatisfactions populaires et à leurs fantasmes pour provoquer d’effroyables bouffées d’antisémitisme violent et meurtrier. Ces manifestations éruptives, si l’on y réfléchit, ne consistaient pas à autre chose qu’à des passages à l’acte sur le plan collectif d’une éruption soudaine de l’ombre de la pudeur. L’essence même de la pudeur est de traiter ce qui nous revient, à nous personnellement, dans notre espace propre afin d’en préserver autrui et nous-même d’être préservé de l’intrusion de l’autre, son ombre est un anti-féminin qui s’oppose à ce que l’on traite dans son for-intérieur les énergies archétypiques et qui pousse tout au contraire à s’en laisser envahir. Cet anti-féminin projette sur autrui sa propre exaspération de ne pas faire ce qui lui revient de faire, ou sa rage de ne pas vouloir le faire. Au niveau historique et collectif il a réprimé et dévalorisé les femmes de toutes les façons collectives possibles et a entretenu une hostilité sur ceux qui ont érigé une culture de la pudeur telle que nous l’avons dessinée, les Juifs.
On aurait pu penser que les mouvements philosophiques du début de notre ère, le stoïcisme et l’épicurisme par exemple qui, dans leur sagesse, prônaient une forme de retenue, auraient infléchi les meurs et conduit à une meilleure reconnaissance d’autrui. Tel n’a pas été le cas sur le plan collectif. Ultérieurement on aurait pu s’attendre à ce que le christianisme s’étendant à tout l’empire, et prônant lui-aussi une forme de retenue, mène à une plus grande prise en compte d’autrui. En réalité, tournant le dos à la tradition juive, le Christianisme a repris à son compte le stoïcisme et l’a muté en une théologie du péché originel. Le « souci de soi » (notion stoïcienne) devait non plus seulement conduire à la sagesse, mais, selon cette théologie, tendre à faire revenir chaque Chrétien au stade édénique d’avant la faute originelle et donc à renoncer à la sexualité. Il ne s’agissait donc pas de pudeur, mais d’une tentative de refoulement généralisé des pulsions sexuelles. Les discours des pères de l’Église des premiers siècles développent un argumentaire contre la sexualité dont l’extrémisme surprend et qui allait de pair à des développements frénétiques contre les femmes qui font frémir par leur virulence. L’ombre de la pudeur a donc pris possession de la patristique et des racines chrétiennes et son œuvre s’est hélas poursuivie dans l’empire romain sous régime chrétien.
Historiquement et collectivement on constate que la persécution des femmes et celle des juifs sont toujours allées de pair. En Occident cela s’est exprimé de façon terrifiante et séculaire par la construction d’une figure théologique autonome, le Diable. Le Diable, diabolos, est celui qui s’attaque au symbolos, l’action de symboliser, justement ce à quoi invite la pudeur. Il défait les liens et le sens. C’est donc une figure normale de nos confrontations intérieures et que nous devons tenir normalement dans notre for intérieur et non pas la projeter sur qui que ce soit. Le refus du féminin, c’est-à-dire le refus de contenir cette figure à l’intérieur de soi, a conduit à la projeter sur les femmes et sur les Juifs. Des milliers et des milliers de femmes ont été accusées et convaincues sous la torture d’être possédées par le Diable, ce qui les a conduites en tant que soi-disant sorcières à périr sur les bûchers de toute l’Europe depuis le XIIIème siècle jusqu’au début du XIXème siècle. Il en a bien sûr été de même pour les Juifs qui depuis toujours avaient été la proie de bouffées d’antisémitisme, mais cette hostilité et la persécution qui en découlait ont été systématisées de manière catastrophique dans le monde occidental par l’Inquisition à partir du XIIIème siècle jusqu’au XXème siècle.
Détruire ce Diable qui s’infiltre où l’imagination veut bien le voir s’est décliné à l’infini dans toutes les figures fantasmatiques possibles : le sabbat des sorcières, l’accouplement avec un succube, les messes noires, les sorts jetés etc...etc. ! Les femmes et les Juifs ont été de manière insensée le support de ces images délirantes, les accusés de pseudo-tribunaux dont la loi était inique, la proie de persécutions les plus sadiques et les victimes de bûchers donnés en spectacle à la foule fascinée.
L’antisémitisme du XXème siècle et la Shoa en ont été la filiation directe. La haine nazi dans la Shoa a marqué le comble de la force de cette projection sur les Juifs. En réalité, à travers celle-ci, s’exprimait le refus absolu d’une médiation avec les forces archétypiques qui sont en nous, il fallait se laisser envahir par elles et fanatiquement les projeter sur ceux qui étaient imprégnés de la culture séculaire de réaliser le contraire, à savoir les canaliser au service de la vie. On peut dire que l’ombre de la pudeur a jeté sur l’histoire une véritable épouvante.
Nous avons vu que, chez l’homme et la femme, l’origine de la pudeur n’est pas identique et son émergence ne suit pas les mêmes voies, marquant entre eux une asymétrie irréductible. L’asymétrie anatomique -- le fascinus pénètre, quand le corps féminin enveloppe et contient-- se double d’une asymétrie beaucoup plus fondamentale des dynamiques entre vie inconsciente et vie consciente. Cette asymétrie-là non reconnue, et surtout non travaillée, a produit historiquement d’absolus désastres. Elle continue de le faire comme on le voit pour le sort des femmes tout autour du monde. Même dans notre propre société, on voit, rampant, l’infiltration des mêmes projections, le diktat islamiste qui fait que de plus en plus de femmes se sentent contraintes de se voiler, les discours machistes, racistes et antisémites se poursuivent sans vergogne avec toujours le même succès, les féminicides ne s’arrêtent pas, les actes antisémites ne cessent de croître. L’ombre de la pudeur poursuit son œuvre telle qu’on l’a connue séculairement dans sa brutale répression du féminin et dans l’antisémitisme.
Les féministes luttent contre une telle ombre, mais engager une lutte contre l’ombre n’est pas une façon de s’en dégager, c’est au contraire rester prisonnier de la même dialectique, s’enferrer dans la même dynamique. Un autre travail serait à réaliser, qui n’est autre que de mettre à l’œuvre la pudeur elle-même.
Pudeur et sexualité
Il est logique que le lien homme-femme et plus précisément la sexualité soit un lieu privilégié de l’expression de la pudeur, au point que le sens commun en réserve l’emploi à ce domaine. C’est en effet le lieu par excellence où communément l’on voit les énergies archétypiques se déployer, et « saisir » l’homme et la femme, mais ce lieu n’est pas le seul. L’hubris, le déploiement des excès, débordement qui signe l’inondation de la conscience par le monde archétypique, se constate dans tous les domaines psychiques. A contrario, notre principale tâche humaine consiste à contenir ces énergies archétypiques afin qu’elles irriguent notre vie sans la noyer. La pudeur à cet endroit agit comme une bonde régulant le débit des eaux qui, s’il était excessif, emporterait les canaux d’irrigation de notre vie psychique.
Si l’on regarde le spectre de son action, qu’est la diplomatie, sinon un travail de retenue qui donne place à la possibilité de se parler et de négocier ? Qu’est le droit juridique, sinon l’endiguement des conflits afin qu’ils se règlent en dehors d’un principe de vengeance ou de vendetta ? Retenue, endiguement d’énergies incontrôlables au profit d’élaborations conscientes ! Qu’est la littérature, sinon le filtrage de l’écoulement de la pensée permettant d’aller au-delà d’un déversement brut pour générer une mise en forme spécifique à l’intention des lecteurs ? Qu’est-ce que l’art sinon l’action de contenir ce qui émerge de la vie inconsciente pour le présenter à autrui ? Les œuvres d’art les plus belles ou les plus « parlantes » ne sont-elles pas celles qui laissent percevoir une retenue, se gardant de « tout » exprimer, mais qui maintiennent implicite une part du message ? L’impudeur est une expression de la laideur, la pudeur porte en elle une promesse de beauté.
Conclusion
La pudeur est ce féminin en nous qui accueille et contient ce qui en permanence sourd en nous de l’inconscient. Elle en préserve ainsi autrui et par cette réserve ménage le temps d’une élaboration qui aille dans le sens de la vie.
Si l’on y songe, elle est ce premier rapport que chacun entretient avec l’Autre, en premier lieu notre propre vie inconsciente. Que ce maillon essentiel reste sous-développé ou absent, ce n’est plus à un homme à qui l’on a à faire, mais à un sauvage, un humain déculturé en prise im-médiate avec ses énergies archétypiques et son monde instinctuel, un humain de la jungle, état vers lequel incitent toujours les régimes politiques extrêmes comme le nazisme ou, plus actuel, ce à quoi aboutit l’état de déliquescence humaine de nos périphéries urbaines qui fournissent les rangs de tous les extrémistes violents d’aujourd’hui.
La pudeur est donc cette première interface qui ouvre et négocie la possibilité d’un rapport humain à autrui. Elle l’ouvre par son mouvement de retrait, un espace vide, silencieux, en attente qui ouvre une place à l’autre.
C’est dire son rapport étroit avec le désir, car, sans elle, peut-il seulement y avoir du désir ? La satiété permanente le supprime, le manque le réactive. Le bébé se structure entre satiété et faim. Les hommes coureurs de jupon ont-ils seulement une chance de connaître ce qu’est l’amour, eux qui ne savent que décharger leur pulsion sexuelle en pénétrant des sexes ? Le sexe d’une certaine façon ne doit-il pas passer au second plan pour pouvoir contempler les yeux de celui ou celle que l’on aime ? Les dictateurs auront-ils jamais l’estime d’un peuple, eux qui ne songent qu’à l’inféoder sous leur botte ? La vraie autorité, celle qui recueille l’estime unanime, suppose le respect du peuple, de ses institutions, de ses lois, c’est-à-dire le retrait de son propre pouvoir vis-à-vis de ce qui en assure le fondement. Le maniérisme dans l’art, qui entend « tout exposer », n’est-il pas lassant, quasi vulgaire ? Ce qui s’exprime par la suggestion, nous met au contraire en suspend devant la beauté.
La pudeur est le terreau d’émergence de la beauté, de la bonté et de la vérité. De la beauté parce que c’est l’expression de l’animation intérieure, la bonté parce qu’elle traduit la dynamique « matricielle » (7) de ce féminin intérieur qui nous vient du portage qu’a été la relation primaire, la vérité en tant que vérité du sujet, celle qui est le fruit de ce que le Moi élabore dans sa confrontation au Soi.
Annexe 1
Le poète Jules Supervielle écrit (8) :
« Ô nuit, nous espérons merveille de tes herbes,
De tes simples obscurs, de ta fausse réserve ;
Le jour monte, toujours une côte à gravir,
Toi, tu descends en nous sans jamais en finir,
Tu te laisses glisser, nous sommes sur ta pente,
Par toi nous devenons étoiles consentantes.
Tu nous gagnes, tu cultives nos profondeurs,
Où le jour ne va point, tu pénètres sans heurts
Source de notre goût pour ce qui se délie
Sous ton chuchotement notre âme cède et plie.
(...)
Ô nuit, nous te voulons témoin de nos amours,
Toi qui ne viens qu’à pas de félins de grand velours.
Hâtons-nous s’il fait jour de clore les persiennes
Pour mêler nos baisers, confondre nos antennes.
« Les corps ne se reconnaissent que dans le noir
Puisqu’il leur pousse alors des rayons et des dards.
Comme une seule torche est cette peau qui flambe
Où s’enflamme soudain l’autre corps tout ensemble.
La double volupté houleuse entre nos murs
Devient un seul naufrage où chavire l’impur.
Le jour hennit, il fait que notre corps tressaille,
La nuit n’a pas de voix, elle tait ses batailles,
À moins qu’elle ne soit mécontente de nous.
Alors même de loin, elle nous secoue !
Elle approche et soudain à la bonne distance,
Elle lance sur nous les pierres du silence.
Et soudain agrandis, creusés de questions,
Nous nous interrogeons et nous nous parcourons,
Mais nous avons besoin d’un temps considérable
Pour trouver un abri, une chaise, une table.
Comme je t’aime, ô nuit, quand ta pudeur te cache
Derrière le ciel clair lorsque tu fais relâche,
Quand sur tout le pourtour du temps illuminé
Tu caches tes secrets au soleil obstiné
Et t’effaces aux pas retentissants du jour
Espérant humblement que revienne ton tour.
À l’abri d’un rideau de lumière et de bleu,
Pieuse, tu attends la volonté de Dieu
Qui donne pour appui aux étoiles fidèles
La toujours plus profonde altitude éternelle.
(...)
Bibliographie
(1) L’un des termes bibliques pour exprimer la bonté est « Hahamim », le matriciel, générosité qui donne la vie.
(2) Cf. Pascal Quignard, Le sexe et l’effroi, Gallimard, Paris, 1994.
(3) Confère Mosaïques et Fresques de Pompéi.
(4) Anachorète : retraite, action de se retirer.
(5) Nyctalope : capacité de voir en pleine nuit.
(6) Traductions de la Bible en langage vernaculaire incluant des commentaires.
(7) Traductions de la Bible en langage vernaculaire incluant des commentaires.
(8) Jules Supervielle, œuvres complètes, La Pléiade, p.473, Gallimard, Paris, 1996