Morsures thérapeutiques

J'en étais aux tous prémices de ma réflexion lorsque mon chat m'a mordue... Ce fut un événement totalement inscrit à la croisée exacte de ce travail d'écriture et de mon vécu du moment. C'est ainsi, au creux d'un été douloureux où la peine menace, que cet adorable félin habituellement câlin et « soutenant » a choisi de me surprendre en me mordant au bras gauche.

 

Un cri, un bond en l'air accompagnent ma perplexité initiale. La peine s'est suspendue alors pour un temps, faisant place à de multiples questions suivies d'une réactivité fulgurante. Enfin quoi ? Qu'arrive-t-il donc à ce chat ? Quand je ne vais pas bien, il vient habituellement sans bruit à côté de moi et s'allonge tout près.

 

 L'évidence fait suite à la surprise. Comme il a raison ! (L'anthropomorphisme guette volontiers les maîtres d'animaux domestiques). Je me sens émotionnellement, affectivement et même physiquement propulsée en avant. Je suis poussée à réagir dans la direction de la vie et, ainsi, à « faire du sens », à l'aide de ma fonction sentiment. La surprise s'inscrit donc dans le corps et dans l'affect. Le ressenti tactile, charnel et sensitif secoue, ébranle et interroge en profondeur.

 

Mordue, je l'ai été, également, dans l'exercice de la psychothérapie infantile.

La première fois, ce fut par Fabien, enfant autiste âgé de cinq ans. Après des mois d'auto morsure, il me mordit un jour à l'avant-bras droit, signant ainsi une pleine correspondance en miroir. Sa morsure me fit extrêmement mal. Pourtant, c'est elle qui nous fit entrer dans un ressenti partagé. Ce fut un éprouvé charnel, quelque chose de vécu dans nos deux corps. Il m'avait alors paru évident que nous nous trouvions ainsi au cœur de la relation transférentielle.

 

Le cadre sécurisant et contenant permettait la rencontre du soi corps de l'enfant avec le soi relationnel de la thérapeute. Dans une telle plongée vers des zones très archaïques du psychisme, l'analyste est fortement sollicité. Le contre-transfert prend appui sur des capacités à régresser profondément, et à être tout particulièrement à l'écoute de sa vie psychique et instinctive. Jung écrit, à propos des instincts, qu'ils « ne sont pas seulement des manifestations physiologiques ou biologiques univoques, mais simultanément des représentations imaginaires de caractère symbolique, dont le contenu possède par conséquent un sens.

 

L'instinct ne s'empare pas de son objet aveuglément et au hasard, mais avec une certaine conception ou signification psychique » (1)

Avant de me mordre, Fabien avait répété pendant des mois:« Aie ! Mais ça fait mal !» L'intonation de sa voix m'était familière. Je ne parvenais toutefois pas à l'identifier, jusqu'au (re) visionnage du dessin animé La Belle et la Bête (les thérapeutes d'enfant doivent tenter d'accéder à une culture vaste mais aussi orientée). Dans ce film, la Bête blessée se laisse soigner en grognant. C'est alors une très jolie scène de tout début d'humanisation et d'ouverture à la relation duelle.

 

Partant du postulat platonicien que l'enfant ne naît pas tabula rasa, Jung s'impose avec force. Lorsque l'émergence en question se manifeste physiquement par une morsure, la force de l'agression aménage obligatoirement un espace et un temps de réflexion. L'événement est incontournable. La vie consciente est suspendue et inscrit une pause.

 

La morsure de Fabien m'a sidérée tout d'abord. Émue par ce que je pensais avoir saisi, il est probable que ma vigilance s'en était trouvée amoindrie.

J'ai donc eu l'impression, une fois encore, de ne pas comprendre. Et pourtant... Depuis des mois, cet enfant me serinait : « Aïe ! Mais ça fait mal ! » II n'en avait, bien entendu, pas lui-même une appréhension, une élaboration psychique adéquate compte tenu de ses troubles autistiques. On peut probablement repérer le cheminement du symbole, action tout autant qu'image.

 

Les soins prodigués peuvent occasionner de la souffrance, et une verbalisation concomitante. Il a fallu que l'énergie psychique se fraie une voie jusqu'à une mise en acte au sein de la relation transférentielle. L'impact est en l'occurrence puissant, ressenti, partagé. L'accès à une compréhension est alors possible.

 

De quelle prise de conscience parle-t-on d'ailleurs en matière de psychothérapie d'enfant ? Dans le cas de Fabien, il semble bien que celle de l'analyste est première et augure d'une modification du champ transférentiel. La mise en alerte transforme durablement la qualité de vigilance et d'écoute.

 

Ma deuxième morsure « thérapeutique », je l'ai vécue dans le cadre de la première séance de Thomas, enfant déficient visuel, âgé de six ans. Extrêmement grand prématuré, né à cinq mois de gestation, il présente une cécité totale avec port d'une prothèse oculaire à droite. Il ne s’exprime que par des grognements et des cris. Ses colères clastiques sont fréquentes témoignant de l’intensité majeure de ses défenses autistiques.

 

Il était assis, à côté de moi, sur le bord de mon fauteuil. Il passait du sol à mes genoux, et manipulait compulsivement une petite voiture. Le jouet était, à intervalles quasiment réguliers, lâché. Je tendais alors le bras droit tout en demeurant en contact avec Thomas. Ensuite, je ramassais le jouet que je lui restituais et nous recommencions l'échange avec sa mère assise en face de nous. À un moment donné, ledit objet roula un tout petit peu plus loin. Je verbalisai donc à Thomas que j'allais me tendre dans mon effort pour le lui rendre. C'est alors qu'il me mordit dans un mouvement vif et précis avant de se jeter par terre pour s'y taper la tête. Là encore, la surprise me figea dans un double élan de souffrance (« Mais ça fait mal ! À lui, comme à moi ») et de stupéfaction. Elle provoqua l'animation de deux mouvements apparemment inconciliables : d'une part, un arrêt de la pensée avec l'impossibilité fulgurante à comprendre, à associer des idées, à mettre des mots ; d'autre part, le jaillissement presque concomitant d'une évidence, d'un sens nouveau.

 

Il me semble que la morsure de Thomas définit un champ relationnel tant dans une topographie de l'espace que dans une dimension charnelle et affective.

George Bright écrit : « ... Le sens a ses origines premières dans la nature psychoïde de la matière connue de l'esprit. En analyse, la conséquence en est que, à côté du sens subjectif créé par l'analyste et l'analysant, il existe également une dimension objective sous-jacente du sens qui est essentiellement inconsciente que nous avons donc à trouver - cela à condition d'admettre que, cette dimension du sens étant essentiellement inconsciente, elle ne pourra jamais être pleinement élucidée ni saisie. » (2)

 

Parmi quelques hypothèses, le geste agressif de Thomas m'a paru signifier : le besoin de demeurer très en contact, l'affirmation de sa présence, le partage charnel d'une réaction violente en cas d'angoisse de morcellement. Le passage à l'acte est alors corrélé à l'émergence de matériaux archétypiques. Le soi surordonné au moi impulse une mise en corps - en l'occurrence, fort douloureuse - de schèmes sensitifs et relationnels qui passent dans ce cas par le sens tactile, l’un des plus archaïque qui soit.

 

Thomas me mord parce qu'il ne peut pas métaboliser mon éloignement. Il me fait partager très physiquement ses angoisses face au monde environnant hostile car inconnu.

La surprise vient de la puissance et de la fulgurance du mouvement. Nous sommes alors tous les deux entraînés par une force de vie, une énergie vitale, qui se fraie son chemin. Inexorablement.

 

Mme B est une adulte très « raisonnable ». Elle mène de front vie personnelle et vie professionnelle avec le même soin et la même application à bien faire. Sa poignée de main me broie les doigts une fois par semaine. Nos séances sont très structurées et l'excellent niveau d'élocution de cette analysante colore l'espace de la thérapie d'un intellectualisme redoutablement aseptisé.

 

Tout change au retour des vacances estivales. Mme B. fait le récit d'un épisode époustouflant. Arrivant sur le lieu de leur villégiature, un soir, toute la famille de Mme B. décide de dormir à la belle étoile. Elle est brutalement réveillée en pleine nuit par la morsure d'un animal sauvage. Les services sanitaires vont très vite lui donner l'assurance absolue de n'avoir pas contracté d'affection du type de la rage. Mme B. va néanmoins développer une angoisse de mort totalement envahissante et invalidante. Elle va dire, bien sûr, le choc d'une agression aussi inattendue. Elle va surtout pouvoir très rapidement livrer une série d'associations. C'est tout d'abord la nature hostile, l'insécurité, qui seront évoquées. Puis les forces instinctives tapies dans la nuit et dans l'inconscient. Enfin, viendront les larmes et la verbalisation de l'anxiété chronique qui envahit toute son existence. Mme B. est alors en mesure de mettre des mots sur son mode de défense psychique organisé autour d'une rationalisation rigide. Elle peut évoquer sa peur de la mort pour elle-même comme pour ses proches. Elle parvient également à faire le récit de ses rituels de fermeture de porte qui sont pris dans une compulsivité obsessionnelle.

 

La surprise, ou plutôt les surprises, sont diverses avec Mme B. Il y a d'abord celle de la morsure de l'animal sur la plage. Mme B. a eu l'empreinte dans sa chair d'un coup violent, agressif, instinctif et porté par les crocs.

L'événement inattendu et douloureux fait émerger tout un matériau psychique jusqu'alors tu et relativement contenu. C'est également la surprise de l'analyste de découvrir une femme en souffrance qui s'épanche avec émotion. Au ronronnement des séances soporifiques succède une séance toute vibrante de peur, d'angoisse, de mal-être et de rigidité défensive verbalisée. De très graves et profonds traumatismes infantiles pourront même être évoqués au cours des rencontres suivantes.

 

Jung écrit : « De même que l'esprit s'est développé pendant fort longtemps, il continue encore, en sorte que nous sommes poussés par des forces intérieures aussi bien que par des stimuli extérieurs. Ces forces intérieures viennent d'une source profonde qui n'est pas alimentée par la conscience et échappe à son contrôle. Dans la mythologie ancienne, ces forces étaient appelées mana, esprits, démons ou dieux. » (3)

 

Une ébauche de lien va pouvoir s'établir entre les maltraitances subies dans la petite enfance et la violence de la morsure. Mme B. aurait dû être en sécurité dans son environnement familial installé pour une nuit d'été sur une plage.

Le sommeil quiet d'une vacancière paisible a été, en fait, effracté par l'irruption de l'animal sauvage. « Ça n'aurait pas dû arriver », cette phrase redondante m'a semblé prendre tout son sens lors du terrible récit des traumatismes subis alors qu'elle était encore toute jeune.

Nos étonnements entrent en résonance. S’y mêlent tout à la fois du ressenti, très charnel dans le vécu de Mme B, des émotions, un jaillissement puissant d’énergie, une constellation de matériaux archétypiques nimbant la relation transférentielle d’une très forte charge affective.

 

M.M a été un enfant martyr. Son père le battait et le terrorisait régulièrement. C’est au bout de plusieurs années d’analyse qu’il apporte le rêve suivant : 

Des voitures foncent vers des barrières de contrôle. L'une d'elles explose, provoquant un gigantesque brasier. M. M. craint le pire pour le conducteur qu'il imagine déchiqueté, consumé par l'incendie. Des secouristes intervenus en hâte en reviennent alors. Une infirmière porte dans ses bras un bébé qui est entre la vie et la mort.

Hébété, ce dernier ne comprend pas ce qui lui est arrivé, cela se lit dans son regard. Il va pourtant s'en sortir.

 

La voix de M. M. se brise alors. L'émotion le déborde tout comme moi, d'ailleurs. Dans le silence qui suivit le récit de ce rêve, il me sembla percevoir tout à la fois la surprise du bébé, celle de M. M., ainsi que la mienne. Comment cet enfant a-t-il donc pu survivre à un tel chaos ?  J'évoque ainsi, bien sûr, tout à la fois le bébé du rêve et l'enfant maltraité qu'a été M. M. Les limites strictement cadrantes représentées par les barrières de contrôle n'ont pas été respectées par le conducteur fou. Le père de M. M. n'a pas plus tenu son rôle d'éducateur sécurisant.

 

Un principe fondamental a été transgressé et un parent a martyrisé son enfant. En face de cette souffrance inacceptable, la vie se fraie malgré tout un chemin. Le bébé du rêve a survécu et M. M. manifeste une énergie hors du commun.

 

Ma surprise est précisément là où l'être humain se voit parfois transcendé par des forces vitales exceptionnelles. La réparation, le soin, l'élan prospectif - d'aucuns diraient, aujourd'hui : la résilience - s'animent, fusent. Lorsqu'il était enfant, M. M. a souvent pensé que son père aurait pu faire n'importe quoi de lui. « Ma vie était entre ses mains. Je criais, hurlais même, puis me repliais sur moi-même. » L'horreur ressentie devant l'enfant martyrisé bouscule en profondeur dans le ressenti charnel et émotionnel. La violence des coups reçus, tout comme celle de l'accident du rêve, mobilisent une réactivité, une vigilance immédiate. On pourrait parler d'un instinct de survie spontanément animé.

   

Libérée de ses entraves les plus archaïques, la libido fuse puissamment.

L'alchimie de la rencontre nécessite alors un cadre analytique bien posé pour que s'opère la « mise en corps » du soi.

Dans le rêve de M. M., l'infirmière, belle figure d'anima, symbolise la fonction de la relation, tout comme les projections positives sur l’analyste Elle témoigne du cheminement de M. M. Extrêmement rigide et défensif, il a pu, au cours des années de son analyse, assouplir ses protections psychiques massives pour ouvrir l'espace à une créativité curative et épanouissante. Sa souffrance archaïque et profondément enkystée dans son corps comme dans son âme s'est brutalement révélée au détour de son rêve où la figure de l'infirmière a pu dévoiler ses très grandes qualités de soignante.

M. M. insiste sur son regard bienveillant, son attitude douce et réconfortante, sa détermination tranquille : « Vouloir sauver le bébé. »

 

Figure de bonne mère qui porte un projet de vie, l'infirmière joue pleinement son rôle de partenaire inconscient de la relation transférentielle.

 

Par sa conception de l'inconscient, Jung s'est démarqué de la position freudienne. Il s'est efforcé de dépasser une attitude purement descriptive de la maladie mentale et de la comprendre de l'intérieur. En suivant la voie d'une curabilité inenvisageable avant lui, grâce à son intuition d'une organisation psychique et non d'une dégénérescence héréditaire, Jung a accepté un certain mode de confrontation avec l'inconscient. Peut advenir alors la metanoïa - littéralement, le changement d'esprit qui conduit à une nouvelle orientation, à l'abandon des normes de la vie quotidienne pour se tourner vers l'intérieur et y enfanter un nouvel ordre.

 

Le niveau de confrontation avec les énergies archétypales est largement modifié. La surprise s'inscrit très profondément, là où la libido fuse avec force, voire avec violence. Elle serait un jaillissement, un déferlement d'énergie qui augurerait de possibles changements.

 

Dans les cas cliniques cités, il est à trois reprises question de morsure, signe d'une dangereuse agression des instincts. S'y mêlent tout à la fois le symbolisme de l'empreinte et celui du coup. Pour les deux enfants et l'adulte évoqués, l'émergence de matériaux psychiques très lourdement chargés d'affects conduit à relier la surprise et ses effets au concept de synchronicité. À ce propos, Jung écrit : « Comme psyché et matière sont contenues dans un seul et même monde, qu'elles sont en outre en continuel contact l'une avec l'autre et qu'en fin de compte elles reposent toutes deux sur des facteurs transcendantaux non représentables, il n'est pas seulement possible, mais, dans une certaine mesure, vraisemblable, que matière et psyché soient deux aspects différents d'une seule et même chose. Les phénomènes de synchronicité indiquent, me semble-t-il, une telle direction, puisque, sans lien causal, le non-psychique peut se comporter comme le psychique et vice versa. Nos connaissances actuelles ne nous permettent pas de faire beaucoup plus que de comparer la relation du monde psychique et du monde matériel à deux cônes dont les sommets se touchent et ne se touchent pas, en un point sans étendue, véritable point zéro. » (4)

 

La morsure de mon chat a ouvert ma réflexion sur cet inattendu, cette surprise. Il est d'usage de dire que l'on vit chez son ami félin tant il est vrai que le lieu d'habitation est investi par lui comme son territoire, de même que les êtres qui y vivent. Mon désarroi m'a probablement conduite à une forme (relative) de chaos ; or ce mot grec signifie tout à la fois « abîme » et « ouverture », c'est-à-dire « libération ». L'extrême abaissement du seuil de vigilance permet aux énergies archétypales de s'exprimer. C'est précisément là que mon ami chat est venu, par un mouvement instinctif, vif et efficace, manifester le sens le plus basique de la vie : la réactivité. Elle s'est transformée, ensuite, en l'élaboration d'un sens, d'un éros de vie.

 

Dans les cas cliniques cités, le creuset de la relation transférentielle me paraît avoir permis l'accueil et la transformation prospective de mises en actes agressives et de vécus affectifs traumatisants. Le corps, les émotions, l'affectivité de l'analyste y ont été fortement sollicités, mobilisés et, au bout du compte, bousculés.

 

Pour que la mise en corps du soi, sous-tendue par l'organisation archétypale, puisse orienter son énergie vers le processus d'individuation, il a fallu que l'instinct se manifeste physiquement, comme dans les cas de morsure, par exemple. Ce fut, me semble-t-il, une condition indispensable mais non suffisante. Il a aussi été nécessaire que l'analyste accompagne psychiquement l'analysant dans ce mouvement de participation mystique où la régression partagée permet l'ouverture au projet du soi.

 

(1) Cité par A. Angel, Jung, La passion de l’Autre, Toulouse, Éd Milan, coll. « Les essentiels» , 2004, p.60.

(2) G. Bright, « La synchronicité: base de la guérison psychanalytique », Cahiers Jungiens de Psychanalyse, n° 106, printemps 2003, p. 13-23.

(3) C. G. Jung, Essai d’exploration de l’inconscient, trad. L. Deutschmeister, Paris, Gallimard, coll. « Folio/Essais », 1992, p.140.

(4) C. G. Jung, Les Racines de la conscience, trad. Y. Le Lay, Paris, Buchet-Chastel, 1971, p. 540.

 

 

 

Pascale Mauchant-Renoult